Bernardo Toro | « Les faire passer du statut d’objet à celui de sujet. »

RESIDENCE D’ECRITURE DE BERNARDO TORO
AU MUSEE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION

L’objectif poursuivi par ma résidence tel que je l’ai moi-même défini au moment de rédiger le projet est de « redonner aux étrangers la subjectivité qui leur est souvent déniée, et ce faisant à les faire passer du statut d’objet à celui de sujet. » L’expérience accumulée au cours de ces mois de résidence m’a permis de mesurer toute la difficulté d’un tel projet. Il ne suffit pas, comme j’ai pu le croire au départ, de retourner la caméra en demandant aux migrants ce nous parler de la France au lieu de revenir sur leur propre parcours migratoire. Si le but est vraiment de « redonner aux migrants une pleine souveraineté », passer d’un sujet à un autre ne suffit pas. C’est la situation de communication elle-même qu’il faut modifier.
En effet, ce n’est ni le sujet qu’on aborde ni les questions qu’on lui pose qui briment la parole du migrant, mais la situation de communication elle-même. Que les questions portent la France ou sur son propre parcours migratoire, le migrant sera toujours amené à se demander : Qui pose la question ? Dans quel but ? Qu’attend-il de moi ? Quelle réponse ai-je intérêt à fournir ?
Cet assujettissement n’est pas l’exclusivité du migrant, toute parole est conditionnée par des enjeux extérieurs. Mais lorsque celui qui est tenu de répondre est en situation de faiblesse, comme c’est le cas du migrant, cette contrainte devient sujétion voire asservissement. La parole du migrant est d’emblée mise sous tutelle, a fortiori si celui qui l’interroge est un « écrivain en résidence au Musée de l’Immigration », autant dire un homme investi d’un pouvoir symbolique (en tant qu’auteur et en tant que représentant d’une institution). Si tous les témoignages de migrants se ressemblent, ce n’est pas uniquement parce que les parcours migratoires comportent les mêmes difficultés, c’est aussi et surtout parce que tous ces témoignages sont pris dans une même situation de communication, autant dire soumis aux mêmes contraintes et aux mêmes intérêts. De par la vulnérabilité de sa situation, le migrant est en situation d’attendre quelque chose du pays d’accueil, et, s’il l’a obtenu, en situation de dette. Sa parole sera donc une manière de s’acquitter de cette dette ou bien d’obtenir ce qu’il cherche.
L’obstacle à soulever peut donc être formulé ainsi : Comment échapper autant que possible à cette aliénation ? Comment redonner au migrant cette souveraineté subjective que la situation lui interdit ?
A mon avis, il serait vain d’apporter une réponse unilatérale à cette difficulté. La réponse aussi généreuse et souple soit elle, ne saurait venir du seul écrivain, elle doit au contraire être trouvée à deux et donner lieu à un travail en commun, à une collaboration. L’écrivain et le migrant doivent inventer ensemble un dispositif qui tienne compte de la subjectivité de chacun. C’est dans ce sens que j’ai travaillé ces mois-ci. Avec chacun des migrants rencontrés, j’ai essayé d’élaborer un projet, un protocole, une forme de dialogue spécifiques.
Il existe néanmoins un trait commun qui rassemble la plupart des expériences, c’est le recours à un élément tiers qui libère le migrant d’un face à face aliénant. Grâce à cet élément médiateur la relation duelle migrant-écrivain se transforme en une collaboration tendue vers un objectif commun. J’ai voulu que la connaissance de Paris, de ses habitants, de ses quartiers, de ses métiers soit cet objectif commun. Sachant que Paris ne devient pas pour autant l’objet profond du travail, mais reste l’élément médiateur qui permet de redonner la parole au migrant, en suspendant sa mise sous tutelle.

La diversité des projets entrepris ne me permet pas d’évoquer la manière singulière dont ces enjeux se réalisent pour chacun d’eux. Mais je crois qu’une brève présentation suffira à resituer lesdits enjeux :

Elèves de la classe d’accueil du lycée François Villon (Paris 14ème). Projet réalisé avec le concours de Madame Buisson, professeur de la classe.
Travail par groupes de trois autour des métiers pratiqués à Paris et de certains quartiers parisiens.

Elèves de la classe d’accueil du collège Anne-Franck (Paris 11ème). Projet réalisé avec le concours de Madame Roche, professeur de la classe.
Projet autour des habitants du 11ème arrondissement.

Elèves de la classe d’accueil du lycée Victor Duruy (Paris 7ème) Projet réalisé avec le concours de Madame Samé, professeur de la classe.
Projet autour du 19ème arrondissement mettant un rapport une élève « écrivaine » et une élève « guide touristique ».

Association Nogozon. Projet réalisé avec le concours de Monsieur Aras, président de l’association.
Projet autour de l’immigration turque à Paris.

Fondation Casip Cojasor. Projet réalisé avec le concours de Madame Politis, responsable du service Archives, Histoire et Communication scientifique.
Projet autour de l’immigration juive à Paris.

Maison de retraite Claude Kelman. Projet réalisé avec le concours de Monsieur Azoulay, directeur de la maison de retraite.
Projet autour de l’immigration juive provenant des pays de l’Est.

Centre d’hébergement Emmaüs Pereire. Projet réalisé avec le concours de Madame Eon, responsable culturel.
Projet réalisé avec les résidents du centre autour de Paris et ses quartiers.

26 avril 2017
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