Bertrand Leclair par Patrick Kéchichian
Intervention lue par Patrick Kéchichian à la Maison de Balzac lors du lancement de la résidence "le Bonhomme Pons", le 14 janvier 2012
Je suis ici comme ami et non comme spécialiste de Bertrand Leclair. Et si l’on est ami avec un écrivain, on est aussi son lecteur. C’est de cette place, comme on dit, que je parle aujourd’hui, pour vous aider à faire sa connaissance. Il s’agit donc moins, pour moi, de dire ce que je sais de lui mais ce qu’au cours des dix ou quinze dernières années, j’ai appris dans ce commerce amical et intellectuel où l’intérêt, le jeu des influences et des préséances n’entraient jamais en ligne de compte. Etant entendu que ce commerce se poursuit et que nous n’avons pas fini d’apprendre de l’autre, par la conversation, écrite ou parlé, par la lecture.
Dans l’espace de la critique littéraire l’amitié est souvent mal vue, immédiatement suspectée d’être un vecteur clandestin de la complaisance, de la collusion, du copinage. De fait, ne soyons pas naïfs, cela existe et se vérifie. Or il se trouve que nous avons, Bertrand et moi, par des chemins différents, quitté le circuit : nous nous sommes mis au vert. Lui plus radicalement que moi, vers 2006 je crois.
Ce n’est évidemment pas un hasard si je parle de critique littéraire. Puisque c’est l’un des terrains où, Bertrand et moi, nous nous retrouvons. Et cela en marge des connivences et collusions auxquelles je faisais allusion – éventuellement d’ailleurs pour observer ces comportements délictueux. Un terrain de réflexion qui nous semble nécessaire et urgent d’arpenter et sur lequel, dans le domaine journalistique, nous ne sommes pas très nombreux… En 2005, avec Christophe Kantcheff, rédacteur en chef du magazine Politis, Bertrand Leclair créa et anima un séminaire au sein d’une école de journalistes, l’Institut français de presse, avec le soutien de la Maison des Ecrivains. Le titre de ces rencontres était une question, simple mais nécessaire : « La critique impossible ? » Le lieu était bien choisi, et la présence (un peu clairsemée, il est vrai) des étudiants permettait de garder les pieds sur terre, ne pas s’envoler dans le ciel un peu lointain de la pure théorie. Cette semaine, nous avons entamé la septième année de ce séminaire, auquel je suis heureux de participer le plus régulièrement possible. Tous les programmes se trouvent sur le site de l’IFP.
Cette réflexion actuelle a sa source dans l’histoire des rapports que Bertrand Leclair a entretenus avec la critique littéraire, comme métier d’abord, à partir de 1994 – il avait alors trente-trois ans. Ce métier, il l’exerça à InfoMatin, puis aux Inrockuptibles, à La Quinzaine littéraire enfin, où il travailla presque dix ans aux côtés de Maurice Nadeau. Y compris dans ses aspects négatifs et pénibles, avec ses brutalités aussi à la fin de la période, cette expérience est tout de même centrale : la Quinzaine ayant été, dans la presse française, un lieu où la critique pouvait s’exercer avec le maximum de sérieux, un peu à l’écart des dérives que favorisent souvent, sans forcément le savoir, les grands journaux…
Un an avant de quitter la Quinzaine, en 2005, Bertrand publia un essai que je considère comme important, et pas seulement au regard du parcours propre de l’auteur. Le titre était Verticalités de la littérature. Et le sous-titre : « Pour en finir avec le “jugement” critique ». Ce livre, sur lequel je voudrais m’arrêter un instant, me semble fondateur de la démarche de Bertrand comme écrivain. Pourquoi « verticalité » ? S’appuyant sur un beau développement de Gaston Bachelard, l’auteur considère que la littérature, en ses œuvres les plus vives, croise et pense l’horizontalité du temps et du langage commun. En réinventant ce temps et cette langue, en prose ou en poésie, en les contredisant même dans ses moments de plus hautes révoltes, avec Kafka, Artaud ou Beckett, avec Proust, elle donne du présent et du réel moins une interprétation qu’une connaissance. Une connaissance qui, sans elle, ne pourrait trouver son expression. « Savoir et connaissance, écrit Leclair, ne se rejoignent qu’à l’horizon toujours repoussé ; le savoir n’est à la connaissance que ce que la culture est à l’art, la réalité au réel, le passé au présent : tout en étant en même temps son irréversible devenir et son horizon. » Et un peu plus loin : « La connaissance relève de la verticalité de notre rapport au monde et le savoir de son horizontalité. » Je note que cette verticalité, aux yeux de Bertrand, n’a aucun caractère métaphysique, aucun accent spirituel : c’est à l’ici et au maintenant que nous sommes toujours renvoyés. Et à nul ailleurs, à nulle transcendance.
Et la critique ? Dans un premier temps, elle seconde la littérature, l’accompagne, lui permet d’accéder à une connaissance seconde et indispensable : une connaissance d’elle-même. Pour cela, elle doit s’extraire et se libérer de « l’inconscience médiatique » (l’expression est de Bertrand) pour accéder à ce qu’il nomme le « témoignage ». Ainsi le critique « témoigne de l’expérience littéraire exactement comme la littérature tente de témoigner du réel ». Loin du jugement et de son arbitraire, refusant d’entrer dans cette « machine à communiquer (à consommer du culturel) » (dixit encore Leclair) à laquelle on la réduit trop souvent, la critique devient témoignage et engagement – c’est-à-dire chapitre noble, nullement subalterne, de la littérature.
Mais je dois revenir un peu en arrière, pour reconstituer le parcours de Bertrand Leclair. Sans doute avons-nous, lui et moi, cela en commun : c’est le métier, ou plutôt la fonction de critique qui nous a poussés vers la littérature et vers plus ample réflexion – plus ample que ce qui est permis dans le cadre forcément limité d’un article de journal. Deux ans après avoir commencé à exercer ce métier, Bertrand publie donc un premier livre, un essai : L’Industrie de la consolation qui s’en prenait à internet (sans majuscule), en tant qu’outil technologique qui réduisait la langue à un simple moyen de communication. Nous sommes en 1998. L’année suivante, chez le même éditeur, Verticales, il publie son premier roman, Movi Sévaze. Mon propos ici n’est pas de résumer chacun des livres de Bertrand Leclair, ni même de tous les citer.
Je veux juste, plus modestement, tenter de souligner la cohérence de sa démarche intellectuelle. Mais le mot de cohérence est abstrait, lointain. Il faut plutôt parler d’unité. Une unité à plusieurs niveaux. Celle, d’abord, qui fait se rejoindre l’activité journalistique et le travail littéraire. A l’espace de l’écrit, il faut d’ailleurs, sur les deux plans, ajouter celui de l’oralité radiophonique – puisque que Bertrand a travaillé et travaille encore pour les ondes, notamment à France-Culture. Unité ensuite de la réflexion et de la création littéraire. Unité enfin, plus essentielle, me semble-t-il, entre la lecture et l’écriture, sur laquelle, tout à l’heure, je conclurai.
Le roman est, je crois, le point de convergence et d’unité des préoccupations de Bertrand Leclair. Et ce n’est pas du tout un hasard si nous nous trouvons aujourd’hui dans la maison de Balzac, symboliquement du roman en personne, si j’ose ainsi m’exprimer. Je ne citerai pas les six livres que Bertrand Leclair a publiés jusqu’ici dans ce domaine romanesque. Un jeu d’échos, une certaine suite dans les idées se manifestent. A partir d’Une guerre sans fin, en 2008, le caractère peut-être expérimental de ses tentatives a fait place à la volonté de s’adresser à un public plus vaste de lecteurs. Cela ne signifiait pas, ni à ses yeux ni aux nôtres, céder à la facilité ou à la démagogie. On pourrait dire, on l’a d’ailleurs dit, qu’Une guerre sans fin était un roman sur le conflit colonial algérien. Je crois, en fait, que le propos est plus large, plus ambitieux. Il ne s’agit pas, on s’en doute, d’une reconstitution de cette guerre, d’une fresque qui la peindrait en l’aplatissant. A cet artifice Bertrand a substitué une plongée non dans la guerre elle-même, mais dans sa mémoire, sa représentation, distribuée selon les générations qui se sont succédé, jusqu’à la sienne.
Deux ans plus tard, en 2010, paraissait un autre roman, salué, comme on dit, par la critique : L’invraisemblable histoire de Georges Pessant, qui faisait lui-même écho à un autre livre de Leclair, Disparaître, paru en 2004. Le salut était, je crois, amplement mérité et je continue de m’y associer.
Vous avez tous entendu parler, ces dernières années, du débat sur l’écriture de soi, sur l’autofiction, sur la place du moi, de l’autobiographie, etc., dans la littérature contemporaine. Eh bien, avec douceur et intelligence, en abordant la chose par un angle totalement inattendu, mais fatal, Leclair dynamite ce débat, ou du moins sa part la plus convenue. De quoi est-il question ? Ni plus ni moins que de la vérité. Sujet inépuisable bien entendu… A la vérité, on y croit – ou pas. Dans cette seconde hypothèse, elle se transforme aussitôt en mensonge… « Je n’en crois pas mes yeux, mes oreilles ! » A ces expressions courantes, le romancier donne ici une tonalité tout à fait particulière, un contenu profondément inquiétant – et surtout intégralement romanesque. Et bien évidemment, l’écrivain est appelé, dans cette histoire, à jouer un rôle important. Et pas forcément celui qu’on attend…
Voilà, j’en ai bientôt terminé. Le dernier stade de l’unité dont je parlais tout à l’heure, c’est celui qui attachait ensemble la lecture et l’écriture. Mais un troisième terme est indispensable, me semble-t-il : l’amitié. Et comme c’est elle qui me permet de parler ici, elle ne fait nullement office d’intruse.
L’an dernier, en 2011, Bertrand Leclair publiait un livre singulier, qui semblait renouer avec l’activité critique abandonnée depuis plusieurs années. En fait, non. Il ne s’agit pas de cela. Dans les rouleaux du temps – c’est le titre de ce livre –, sous la forme de douze lectures qui ont marqué la vie de l’auteur, se donne pour ambition secrète de renouer un certain nombre de fils : ceux de la vie et de la lecture, ceux de la vie et de l’écriture, ceux de la lecture, de l’écriture et donc de la vie. Lire et écrire, en effet, n’auraient aucun sens si un troisième verbe ne venait pas donner sens et valeur aux activités qu’ils désignent. C’est à l’intérieur de ces trois verbes que l’amitié vient à son tour, comme naturellement – même si c’est tout sauf une évidence – s’insérer.
En lisant, on établit une relation de proximité – avec Proust ou Socrate, avec Céline, Aragon ou Hélène Cixous (parmi les douze dont parle Leclair). Bien sûr, une telle relation s’entretient, se vérifie (ou non) selon les âges du lecteur. De plus, cette amitié n’est pas arrêtée, interrompue par la barrière de la mort. Sinon, une bibliothèque serait comme un cimetière : ce qu’elle ne doit certes jamais devenir… Mais elle peut être commerce actuel, échange, critique… Ainsi de mon amitié avec Bertrand, et avec ses livres.
En écrivant, l’amitié dont je parle ne s’interrompt pas. Seul, pour écrire, on est entouré d’êtres invisibles, mais bien vivants, spirituellement vivants sur les rayons de sa bibliothèque. Le lien qui s’établit ainsi peut alors être de diverses natures, avec plusieurs interlocuteurs : avec un être aimé, comme si on prolongeait une très longue lettre d’amour ; avec des personnes enfuies ou mortes, appartenant à sa propre famille ou à son entourage ; avec une personne présente qui alimente le dialogue, le prolonge – avec l’exercice critique par exemple. Ce lien peut aussi s’établir avec un auteur du passé – Balzac par exemple – qu’on lit, qu’on étudie, qu’on prolonge. Qu’on aime, avec passion ou rage.
Peut-être trouve-t-on ici, dans cette manière d’envisager les choses et les actes de la littérature, un vrai sens à ce qu’on nommait tout à l’heure l’exercice autobiographique. Mais ce n’est pas le lieu, ici et aujourd’hui d’entamer une telle discussion… Elle dépasserait le cadre qui m’a été fixé.
Je vous remercie.
Patrick Kéchichian
Dernier ouvrage paru : Paulhan et son contraire, Gallimard, 2012