Câble à âmes multiples

Parution du livre de Dominique Quélen (éditions Fissile).


« Ce gars-là, dit l’auteur (de l’auteur) c’est une somme. Il a tout fait, tout essayé sauf mourir. À part mourir, il connait tout, il est bon en tout. Son idée, c’est qu’à la naissance il a tout perdu et qu’il doit passer sa vie à tout reconquérir ».

C’est ce à quoi il va s’employer en se servant du peu qui lui reste : son corps, sa langue, sa mince généalogie, ses douleurs et ses nerfs à vif. Il va procéder par paliers. Comme s’il montait sur une échelle dont il sait que le dernier barreau donnera forcément sur le vide. Il lui faudra alors, au bout du bout, plonger. Se rétamer, se relever ou disparaitre. Ce chemin à rebours, ce retour sur soi, il ne peut le faire sans l’aide de « soignants ». Qui, rudes et coriaces, d’emblée le guident. Ils ne sont pas là pour le ménager mais pour reconstituer ce qui s’est perdu en cours de route. Pour cela, il faut déconstruire. Ils savent comment s’y prendre. Ce sont des spécialistes, des cliniciens de premier ordre, des praticiens qui excellent dans leurs différentes spécialités : les séances de claques, l’analyse des plaies, les interrogatoires musclés, les mises à l’épreuve, mises à nu et autres douceurs (pose de drains, prélèvements divers) visant à l’extraction des démons intérieurs et à l’invalidité de l’acte de naissance.

« C’est une mue continuelle. Dans l’instant où notre corps émacié commence à se couvrir de flétrissures, un sursaut se fait en nous, sursaut d’on ne sait quoi mais sûrement pas d’orgueil, et voilà qu’on sort à la découverte de l’extérieur, certains en short et en tongs, la chemise ouverte, du Supergel dans les cheveux, trimbalant dans des filets à provisions des résidus qu’on se figure qu’ils vont manger. »

Le chemin est escarpé. La boîte à cogiter résiste. Il faut pourtant revenir en arrière. Retrouver l’avant. L’avant-corps en éprouvant ses muscles, ses nerfs, ses os, ses réseaux et ses connexions infimes qui irriguent, par câble invisible, de la tête aux pieds l’être tout entier. Et ses humeurs, et ses fissures, et ses âmes étranges.

« C’est humiliant. Et chaque jour, chaque jour le topo sur l’espérance et la charité, un trou ménagé dans la cloison à hauteur des yeux, qui te suce. »

Certains aspects de ce monde morcelé que des hommes (ici : propriétaire, gérant, soignants, vigiles, magasiniers) s’emploient à faire mécaniquement tourner, et dont Dominique Quélen dresse, en une série de proses courtes (de deux à trois pages), ciselées, concises, quelques tableaux âpres, ne nous sont évidemment pas inconnus. Il les ausculte sans concession. Avec une ironie qui grince, un pessimisme actif, une pensée toujours aussi bien affûtée et cette écriture physique, cadencée, en perpétuel mouvement, qu’on lui connait, qui happe et se nourrit « d’incessants renvois » formant un ensemble extrêmement tendu et tenace.


Dominique Quélen : Câbles à âmes multiples, éditions Fissile.
Des extraits de ce livre ont été publiés dans notre revue durant l’été 2008.

9 novembre 2011
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