Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 9.1
« - Tu t’ennuies ? C’est ça ?
Elle ne répondit pas.
- C’est ça ou autre chose ?
- C’est ça. Je m’ennuie, dit Sara.
- Moi aussi, je m’ennuie beaucoup, dit-il. Il ajouta : Et de quoi t’ennuies-tu ?
Elle se redressa et essaya de lui sourire.
- Je ne sais pas très bien non plus, peut-être d’un homme qui n’aurait pas admis ce que Ludi a dit de moi. »
Ce qu’a dit Ludi, on ne le sait pas mais ce qui est sûr, c’est que Sara n’est pas seule à s’ennuyer pendant ces vacances. « Quelles vacances », s’exclame Diana un peu plus loin, tandis que Sara lui répond, « Oui, mais le plus beau c’est qu’on recommence toujours à les prendre. Tu recommenceras l’année prochaine. Et moi aussi. »
Les mois d’été sont un long tunnel où le temps s’immobilise, ce que la répétition des choses ne fait que souligner. Ce n’est pas seulement d’une année sur l’autre que l’histoire se répète, c’est au sein même de chaque été.
« Chaque soir, à cette heure-là, sous la tonnelle, la même scène se répétait. Tous les clients de l’hôtel étaient contre la bonne, tout le village en général, sauf les douaniers. »
Cette scène, c’est une dispute entre la bonne et les autres parce que la bonne ne montre aucune indulgence ni affection envers le petit garçon de Sara et de Jacques dont elle doit s’occuper. Même l’enfant est pris dans ce processus de répétition, il veut aller chez Ludi au lieu de manger à l’hôtel. « Ça recommence », commente la bonne. L’hôtel participe aussi de cet immobilisme général.
« Le ravitaillement, prétendait le patron, arrivait mal et c’était là la raison de ce sempiternel menu. »
Pour jouer aux boules, il n’y a le choix qu’entre la grande et la petite plage. Et à l’hôtel, en général, de quoi parle-t-on,
« sinon de ce lieu infernal et de ces vacances qui étaient mauvaises pour tous, de la chaleur ? Les uns prétendaient qu’il en était ainsi de toutes les vacances. D’autres, non. Beaucoup se souvenaient d’avoir passé d’excellentes vacances, tout à fait réussies. Tout le monde était d’accord sur ce point qu’il était rare de réussir ses vacances, rare et difficile, il fallait beaucoup de chance.
En général, personne ne se souvenait d’avoir passé des vacances aussi ratées que celles-ci ».
Il y a une aspiration, dans les vacances, à l’inconnu, et une tendance à la répétition qui empêche de l’assouvir. Qu’est-ce qui nous manque ? demande Diana. « Peut-être l’inconnu », risque Sara. « Heureusement qu’il y a ce type avec son bateau tout chargé d’inconnu et chargé à lui seul, le pauvre, d’assumer tout notre inconnu. »
D’un autre côté, la répétition fait partie des vacances, d’autant plus quand on les passe au même endroit. Cette année est pire que les autres à cause de la chaleur. « Je ne peux pas supporter la chaleur », dit Sara avant même d’avouer qu’elle s’ennuie. Et de façon générale, tout le monde admet que « la chaleur était pour beaucoup dans ces vacances ratées ».
L’aspiration à l’inconnu, à un ailleurs, tourne à vide, ne trouve pas son objet. Sara croit que vivre à l’hôtel, serait peut-être une solution, au lieu de cette perpétuelle même location.
« Si elle avait pu, elle aurait vécu à l’hôtel. Car Sara ne désirait plus les maisons à elle, les appartements, la vie commune avec un homme. »
L’ennui s’étend bien au-delà des vacances, embrasse toute la vie, peut-être même est-ce l’ennui de la vie qui provoque celui des vacances. Et qui paralyse jusqu’à la moindre possibilité de changement dans les habitudes.
« Comme il n’y avait que cet hôtel, on n’avait pas le choix d’aller ailleurs, du moins sur cette rive. Et personne ne songeait à aller manger sur l’autre rive où il y avait cependant deux hôtels. Non, on restait sur cette rive torride. »
L’ailleurs de l’autre rive revient à plusieurs reprises, c’est un ailleurs modeste et pourtant même celui-ci paraît inaccessible. Jusqu’au moment où l’homme au bateau propose à Sara d’aller voir le bal, de l’autre côté du fleuve. Une fois sur place, elle remarque.
« - C’est curieux, nous n’y venons jamais. Toujours ces boules.
- C’est là tout près et on n’y pense pas, c’est pourquoi. »
Il faut que ce soit l’homme au bateau, l’homme chargé de l’inconnu qui le propose pour que Sara, malgré son fort désir d’échapper, puisse le mettre en œuvre un minimum. Elle seule, dans tout le groupe, comme elle est seule à savoir ce que représente vraiment l’homme au bateau. Pour tous les autres, il est l’homme de la mer tandis que pour elle, il est l’homme du fleuve. Or le fleuve est le seul lieu du possible, le seul lieu où on peut se rafraîchir, physiquement parce qu’il fait moins chaud, moralement parce qu’on échappe à la répétition. Sara :
« Ce que c’est beau les fleuves, surtout quand ils arrivent à leur fin, énormes, comme celui-là. »
L’homme évoque un endroit abrité, plein d’oiseaux, qu’il faudrait qu’elle voie.
« Un jour, dit Sara, on pourrait y aller, en revenant de la plage. »
Un jour, on pourrait, l’indétermination et l’emploi du conditionnel laissent pressentir pourtant qu’ils n’iront jamais. Sara ne peut qu’arracher des bribes d’inconnu à l’ennui.
« Il l’embrassa. Puis il s’éloigna d’elle d’un pas. Elle ne bougea pas. Ils se regardèrent. Sara vit dans ses yeux le fleuve qui brillait. »
Alors dans cette vacuité totale, dans ce temps immobilisé et immobile, dans cet univers de la répétition, parler est presque l’unique activité, l’unique mouvement possible. Mais de quoi parle-t-on ?
À plusieurs reprises, dans le roman, il est fait allusion à ce que Ludi a dit de Sara. Mais ce dialogue n’est jamais rapporté, ni en direct ni en différé. Même lorsque Ludi tente de réparer le mal.
« - Il y a des paroles qui font mal à garder pour soi. Je veux pas que tu gardes celles que tu as contre moi.
- Puisque je comprends que tu avais raison de les dire, ce n’est pas la peine d’en parler.
- Oh ! que je suis ennuyé, geignit Ludi, je le savais bien que tu m’en voulais encore.
- Je ne t’en veux plus du tout, Ludi. »
La seule aventure, semble-t-il, ne peut advenir qu’à travers la parole, qu’à travers le langage. Pourtant Sara émet une hypothèse.
« Peut-être qu’on peut faire autre chose que parler, dit Sara, qu’on peut faire autre chose qui vous fasse le même effet que parler, qui vous délivre tout pareil. »
En cela, de nouveau, Sara est dissidente, en cela elle se détache du groupe. Eux, ils parlent tandis qu’elle se tait, elle ne joue pas aux boules non plus, elle attend quelque chose, elle attend que quelque chose se passe.
Et puis les gens parlent de la pluie, comme si en parler pouvait la faire advenir, comme si la parole possédait un pouvoir magique. Mais la pluie ne vient pas, en tout cas pas encore. Ce qu’on dit n’est pas forcément ce qui est. Et puis on parle de l’homme au bateau, de la nourriture, des pâtes aux vongole, le plat préféré de Ludi, on parle de se baigner, de la chaleur – comme on l’a vu précédemment. La communauté des thèmes de conversation crée une communauté humaine, une solidarité de groupe.
Mais beaucoup plus encore que Sara, quelqu’un résiste, quelqu’un se distingue, qui ne parle pas. C’est la vieille mère du jeune homme qui a sauté sur une mine. À l’épicerie où cette femme a trouvé refuge, Sara s’adresse à l’épicier :
« - Avec vous elle, elle doit parler, dit Sara, on en est sûr, on se le disait justement avec Gina.
- Un peu par-ci par-là, mais elle aime surtout qu’on lui raconte des histoires. C’est aussi un peu pour ça que je leur ai parlé. Mais elle dit merci, bonjour.
- Et de la chaleur, elle parle ?
- Jamais. »
Plus que tout autre signe, le fait qu’elle ne parle pas de la chaleur signifie sa résistance absolue à tout ce qui constitue la normalité dans laquelle les vacanciers et le village ont confortablement glissé ensemble, la quotidienneté. La vieille mère est à part et son refus de signer le certificat de décès de son fils, son refus de considérer comme normal ce que les autres considèrent comme normal, prend plus de consistance encore à travers cette révélation étonnante : elle ne parle pas de la chaleur alors que la chaleur est le centre de toutes les conversations.
Car le dialogue est une relation or la vieille mère refuse toute relation, elle refuse la vie puisque son fils l’a perdue.
Entre Jacques et Sara, le dialogue est une sorte d’enquête pour chercher les raisons de l’ennui qui envahit leur vie. Entre Ludi et Sara il est tentative d’effacer les mots qui ont pu blesser, et la tentative échoue à demi. Entre Ludi et Jacques, il offre la distraction de parler politique – mais de façon moins approfondie qu’au début du Marin de Gibraltar, dans le dialogue entre le narrateur et le conducteur du camion.
Entre l’homme au bateau et Sara, le dialogue effleure la relation personnelle.
« - C’est curieux, dit l’homme, quand je suis arrivé je ne vous ai pas du tout remarquée. […] Ce que j’ai remarqué, c’est votre amour pour votre enfant, j’en ai même été agacé. […] Mais vous, non, je ne vous ai pas remarquée.
[…] – Vous, je vous ai remarqué tout de suite, dit Sara.
[…] – Mais toi, tu remarques tout, dit l’homme. »
La répétition du verbe remarquer, qui scande toute cette séquence, le passage du vous au tu fait penser au dialogue de Hiroshima, mon amour écrit cinq ans plus tard, à cette sorte de refrain si caractéristique, « J’ai tout vu à Hiroshima/ Tu n’as rien vu », qui rythme la relation entre le Japonais et la Française et montre, dès les mots, l’impossibilité de cette relation. De la même façon, la relation entre l’homme au bateau et Sara ne dépassera pas les commencements, puisque Sara choisira de rester avec Jacques ou plutôt, de partir avec lui à Tarquinia et ce mouvement sauvera le couple – au moins momentanément.
Mais au-delà de la conversation, le langage a une fonction plus essentielle encore. Lorsque l’homme au bateau fait la connaissance du petit groupe de vacanciers, Diana lui demande, au sujet de Ludi et de sa passion pour les vongole :
« - Alors, dites-moi, dit Diana, que peut bien penser un homme de cette histoire de vongole ?
- Que la littérature se fait aussi bien avec des vongole, dit l’homme. »
Ludi est-il un écrivain, comme pourrait le laisser supposer cet extrait, et cette autre réflexion « et les gens qui viennent de loin pour l’interroger, qu’est-ce qu’ils en tirent ? ». À l’appui de cette hypothèse viendrait le fait que le personnage est inspiré d’Elio Vittorini. Mais il pourrait aussi bien s’agir d’une réflexion en abyme de Duras sur le roman qu’elle est en train d’écrire et qui accorde effectivement une certaine place aux vongole. De même qu’un peu plus loin, lorsque Diana déclare, sans lien réel avec ce qui précède :
« - Au fond, tu vois, la littérature, c’est une fatalité comme une autre, on n’en sort pas.
- C’est bien pratique, la fatalité, dit Sara.
- Mais on peut parler quand même, dit Diana. »
On peut là aussi considérer cet extrait comme une réflexion de Duras sur son propre destin. Et puis, à peine la conversation s’est-elle envolée vers la littérature qu’elle revient au langage, voire au métalangage. On peut parler quand même. Parler, cela occupe, cela fait passer le temps.
Pourtant, lors d’un échange entre le groupe et l’homme au bateau, à propos d’un mot, obstination, que l’homme au bateau a employé pour parler de l’attitude de la vieille mère qui refuse de signer, mot qu’il finit par retirer, le langage redevient une question centrale.
« - Vous avez parlé aisément de cette femme, dit Sara à l’homme. Vous avez dit le mot obstination, on ne vous le pardonnera pas.
- Nous, les spécialistes du langage, on ne vous le pardonnera pas, dit Diana. »
Qui ajoute, un peu plus loin,
« - Les erreurs de langage sont des crimes. »
Sont-ils spécialistes du langage parce que tous écrivains ou parce qu’il y a des écrivains parmi eux ou simplement parce qu’ils passent leur été, leurs vacances – et le roman – à parler ? Rien ne permet de choisir une interprétation et lorsque Gina intervient, « Il ne faut pas prendre ça mal, dit Gina, on parle de ça pour parler », comme après l’allusion de Diana à la littérature, le langage revient sur ses rails habituels, un simple instrument pour faire la conversation.
La centralité problématique du langage aperçue un instant, Duras la développera pleinement dans Moderato Cantabile, quelques années plus tard, alors qu’un homme et une femme se rencontrent chaque jour, dans un café, et parlent du crime qui a eu lieu dans ce même café. Quelque chose qui a valeur d’action. Même si ni l’un ni l’autre n’ont quelque idée du crime, ils en parlent et ce qu’ils en disent devient ce qui s’est passé et sert de lien entre eux. Dans Les petits chevaux de Tarquinia, d’une certaine façon, le langage tient aussi lieu d’action. Même le feu qu’aperçoit Ludi et qui pourrait être un événement est repoussé, annihilé comme tel par la parole. D’abord repris comme un thème musical par chacun des membres du groupe,
« - Voilà le feu pour vous faire plaisir », dit Ludi. Une fumée monte au loin.
« Le feu, répéta Diana en souriant. Elle fit un clin d’œil à Sara »,
le feu émigre de la réalité dont il était le signe vers la conversation, en devenant un simple élément, jusqu’à ce que Gina conclue :
« - Il faut quinze jours pour que ça arrive ici. Et ces jours-ci, il va pleuvoir, c’est sûr »,
reléguant ainsi le feu dans les limbes de l’impossible.