Centre du monde, par Anne Savelli
aujourd’hui déplacée, qu’importe...
une pièce carrée au parquet clair, aux étagères bleu pâle, numérotées,
- soutiennent des livres de même taille, parfois reliés mais qui semblent friables, comme couverts de pâte feuilletée. Au premier plan, un globe terrestre sous une couche de poussière, au fond un escabeau bleu pâle
- trois marches
- musée ethnographique en Suède.
jusqu’au plafond des livres reliés, taille diverse et rangs serrés, pas d’échelle. Trois tables pour six personnes chaque.
- trompe-l’œil d’un palais de Cordoue.
une pièce meublée laquée de blanc, au centre une table noir et blanc, autour six chaises noir et blanc, leurs clous de tapissier très blancs, le tout sur tapis Art Déco (mais vague). Quatre livres, un classeur, une revue, en médaillon trois perruqués. Visages sévères, Salzbourg.
un salon, sa lumière, baie vitrée compliquée d’ouvertures, battants, poteaux et tringles.
- Un mobile au plafond (ou un lustre ?), ses traits biffés en l’air des ratures suspendues, une sculpture bleu Klein sur une table basse.
- La sculpture hérissée une seconde table, plaids coussins et tissus un canapé laineux qui semble inconfortable (pas sûr), ses fauteuils s’y perdre s’y restreindre s’y ? Livres d’art dos de livres s’empilent n’ont pas de place et se serrent sur le mur. Paris.
une « maison provençale d’époque » (ou quelque chose comme ça). La pièce, carrelée de faïence, blanc et bleu, est petite et ovale, organisée autour d’un guéridon qui soutient quelques livres, un pot. Au fond, dans la courbe de la fenêtre, deux portes très discrètes (des passages secrets ?) lancent les bibliothèques au loin sur les côtés. Rayons drus, encastrés, chaque livre : une prise du mur. Le tout bien clos, évidemment un oeuf, pour lire à l’ombre dans la chaise-longue Duchesse.
in questo appartamento a Parigi, le salon, avec piano, donne sur un jardin-terrasse, chaises à l’assise rouge et blanc. Rayures. Une tête de chien en coupure nette posée par terre, à même le sol de tomettes (un bronze ?), est cachée par un guéridon. Baies larges.
- Quant au piano, un droit, il obstrue la bibliothèque déroulée sur le mur du fond. Ses vitres, ses verrous, ses accès, bloqués dans la longueur reliures inutiles pour pages inutiles mots inutiles et quoi ?
un bureau encombré (deux tables, deux chaises, deux fauteuils et un lit plaqué contre le mur de gauche dans cette toute petite pièce), encombré par deux cariatides, très hautes, arrachées à quelle façade ? Dans les rayons beaucoup de livres et l’on soupçonne, minces dos de couleur sur l’étagère d’en bas, quelques BD en lutte contre leur port de tête.
ah, compliqué celui-là, on l’a cru scandinave ou d’un nord incertain. C’est un salon de lecture cheminée de briques rouges fauteuils modernes en bois tableaux pieux table basse qu’on aurait vue en Suisse. Des livres étiquetés : une salle d’institut ?
- San Cristobal de las Casas, Chiapas, Mexique.
pièce basse de plafond, fort basse, on pense immédiatement cabine du capitaine. Photos d’ancêtres sous cadre, fenêtre à trois battants étirée en largeur. Au battant du milieu pose une panthère noire entre deux géraniums. Muguet sur le bureau. Les livres sont classés : là les reliés et en haut le vulgaire, casé dans l’étagère écrasée au plafond (mais elle court).
- Suède.
on penche la tête à gauche pour lire le titre des livres. Chez le stilista di moda parigiano deux biographies (Lazareff et Mata-Hari), le reste on ne sait pas. La photo est prise à plat-ventre. Dans cette contre-plongée très marquée sous la table, sur le tapis, on lit bien ?
verrières patios hamacs balcons baldaquins et draps frais courtepointes escaliers persiennes chemin de table bouquets paniers tressés des rizières des cascades en arrière-plan peut-être des cuisines en pagaille des terrasses et la terre terre battue dalles vertes des lampes des tiroirs des panneaux une ombrelle l’océan en lucarne des pins et des mélèzes des torches de jardin dans la neige plantés
du bambou
fer forgé
dessertes tapis de bain
et pourquoi dans ce livre Il mondo in casa trouvé en Italie dans une maison louée retenir ces dix pages, elles seules, qui ne montrent que des livres, bureaux, bibliothèques, comment ils les disposent, comment ils les arrangent les gens qu’on ne voit jamais dans ce gros livre-là (un cube sur la table) Il mondo in casa, alors qu’elles sont à eux, les maisons dites du monde, et leurs objets les meubles et tout le paysage ? A cause de cet article seulement, qu’on aimerait bien écrire, sur les bibliothèques ?
Dans la maison louée, à plein, ceux qui viennent avant vous et ont choisi leur lit vous guident vers la chambre « à livres », un mur d’étagères sous une mezzanine, face aux fenêtres, aux collines. Des bouquins en allemand, en italien, français, n’en avoir presque aucun chez soi. Dans le livre plus tard, Il mondo in casa, trouvé au rez-de-chaussée, un cube sur la table dans un coin du salon, rêver et s’énerver sur les dix pages feuilletées, photos de livres serrées sous empilement de clefs, bocaux, boîtes de conserves, fragments, matières et pigments qui font le bonheur du photographe, une déco joyeuse, posée, qui aime aussi les livres mais sans auteurs visibles, ni titres, pour la variété des volumes, élégance épaisseur couleur sobriété, qui offrent suggère-t-elle leur chaleur leur cachet aux intérieurs déshabillés.
S’énerver et rêver rêver quand même, se souvenir de San Cristobal vouloir y retourner, voir la Suède et Padoue, et lire une nouvelle dans la pièce bas de plafond (une péniche, peut-être ?).
Tout ça ne nous avance pas.
Mais si.
Ah bon ?
Dans le train (TER) Paris Beauvais, un samedi de soleil. Il reste dans le wagon les revues des anciens voyageurs, ceux du trajet d’avant : journal des sports jeté en travers du fauteuil ou magazine professionnel. Dans la petite poubelle près des sièges en carré, dépassant largement, un journal de design, un catalogue plutôt, envoyé comme on le verra à une abonnée médecin qui l’abandonne, ne commande pas le tabouret Molaire (un classique du design allemand) ou la douche d’extérieur à 212 euros. Laissant pour le trajet le tumulte dans un sac, à deux on le feuillette (mais l’autre lit aussi Le Journal de Mickey, passionné par les pages de pub – c’est ainsi).
Et voilà en écho à Il mondo in casa, laissé en Italie avec les draps et les serviettes, que se présente vers la page 40 une série d’étagères fixées à dix centimètres du sol sur un mur à lèpre, comment dire, travaillée, seize tablettes multipliées par quatre en tôle d’acier noir, entre lesquelles poser les livres à plat. Effet garanti. Un mur de livres tient seul, qui s’avancent vers vous, se proposent et habillent le parking, le sous-sol, l’usine ou l’atelier.
Le commentaire précise : illustre l’art de sculpter avec des mots. Totem bibliothèque qui redessine variablement ses contours au gré de son chargement.
?
Le commentaire s’explique : Une fois remplis les compartiments de l’étagère (…), la structure s’efface et se fond à la sculpture livresque (bigre)
(et cette petite joie d’écrire « bigre »)
tout en facilitant l’accès aux ouvrages ( hum ça, ça reste à voir).
Prix compatible avec le mur de lèpre ?
On n’en sort pas. Tourner autour de la déco, franchement.
Et puis ? Si je recense la place des livres à partir de l’ordinateur où j’écris, en cercles concentriques, on en trouve : sur la table où est posé le clavier ; dans l’étagère d’angle située dans mon dos ; sur les deux étagères qui condamnent la porte-fenêtre de gauche et prolongent cette étagère d’angle ; sur une autre étagère, perpendiculaire à la porte-fenêtre du milieu, ancien meuble de cuisine en partie renversé ; par terre ; dans le meuble fabriqué pour le poste de télé, derrière deux vitrines, dont une démontée ; dans la bibliothèque de droite, achetée vers Colonel Fabien (magasin de brocante laide, remplacé depuis peu par une librairie qui accueille les lecteurs dans un canapé, deux fauteuils, quatre chaises, une table, un tapis, des coussins) ; sur une étagère style épices, suspendue vers le radiateur
et puis (de mémoire)
dans le couloir sur une double étagère, tous les livres en doubles rangées (comme ailleurs) ; dans la chambre d’enfant sur une étagère simple et dans le haut de l’armoire, au dessus du bureau ; dans la chambre du fond, sur une étagère qui servait avant pour le linge ; sur la tour de l’ordinateur qui ne marche plus ; sur le bureau (plusieurs piles, un agencement complexe, parfois des livres de remueurs) ; sur le piano ; par terre, près de la télé qui ne marche plus ; bourrant la gueule des deux petits meubles de chevet mal placés ; empilés sur un cube de bois, trouvé dans la rue (le vrai meuble de chevet, en fait).
Puis le tour des livres oubliés : serrés dans un petit meuble bas ; planqués contre l’armoire dans la chambre d’enfant ; empilés sur un ampli basse (ou guitare ?) dans le couloir, collés à l’étagère double : livres reçus pour le boulot (quitté), livres non lus ; « rangés » dans deux gros sacs au fond, entre le piano et le bureau, dans une attente qui se prolonge, d’ailleurs on ne sait plus ce qu’il y a dedans ; dans un petit sac en papier kraft (là on sait très bien ce qu’il y a dedans) ; et les plus importants, ceux qui servent en droite ligne pour le livre qu’on est en train d’écrire, deux livres de poche précieux, qu’on tirerait du feu en premier, prennent toute la place sur le bureau, une fois poussés les cinq derniers, livres de bibliothèque empruntés le samedi d’avant.
Quoi d’étonnant si Kafka s’éparpille ?
Livres en train d’être lus, livres qu’on s’apprête à lire, délaissés mais qu’on reprendra : ceux-là se rapprochent du lit.
Sculpture livresque à taille d’appartement, sinueuse et sournoise, une lutte amoureuse.
Mais qu’est-ce qui me prend d’acheter toujours plus de livres que je ne peux en lire ? Même à l’époque du RMI (trois quatre années, ou plus) je partais chaque samedi matin, je longeais le périphérique (les premiers tas de vêtements, bricoles) pour acheter des livres à 10 francs. Puces de Saint-Ouen, côté Saint-Ouen, le vendeur assez étonné me voyais repartir avec le Constantinople d’Edmondo De Amicis en turc
(tous les livres finissent par se vendre, confiait-il. Et pour celui-là, soulagé !).
Je ne lis pas le turc mais j’aime, comme tous les Français qui se sont un jour promenés dans le quartier de Bayöglu, les enseignes Diyalog, Faks, Filateli, Cuaför. Et Amicis pince-sans-rire, en 1878, qui décrit les chiens de la ville comme les balais vivants des rues. Livre prêté, jamais revu.
« Mais qu’est-ce qui me prend… », c’est la première phrase venue à l’idée d’écrire cet article. On y pense depuis quelques temps, déjà : acheter plus de livres qu’il n’est possible d’en lire (d’autant qu’on lit aussi ceux des bibliothèques), c’est constituer chez soi, pour soi, sa propre bibliothèque publique. Une BM (municipale) dans la chambre : pouvoir longer les rayonnages avec la certitude du vertige qui prend quand on se dit : je n’ai rien lu et surtout, pouvoir les voir comme des livres nouveaux, ces livres qui attendent, rangés en aléatoires verticales.
(mais nouveaux ne veut pas dire nouveaux, au sens où on l’entend en septembre ou janvier pour les romans, essais, en février pour les livres de jardins, en mai pour l’art à Noël pour le reste).
Ici la disposition sur la table comme dans les librairies n’a heureusement pas cours (sinon il faut quitter la ville et ses loyers de malheur, chassé par ce torrent de livres couchés plats). Des carrés, des plaquettes, de plus en plus de couleurs, la tête qui ne sait plus où tourner : en librairie, le nouveau affole ce qui bat. Qui chez ces nouveaux-là pourrait changer en nous le monde ? Quelqu’un ? Personne ? Comment savoir parmi la masse (de ceux que l’on allonge côte à côte sur la table, de ceux qui restent dans les rayons, de ceux laissés en stock) ? Question connue. Puis, quand on a pu pour le travail (rédactrice de com) les lire, les avoir à disposition sans les choisir ni les payer et qu’ils aient été imposés, ces livres de rentrée, ces incontournables de rentrée, durant plusieurs années, on en sait la nausée à la dixième page (le plus souvent). Alors faire l’inventaire, de tête, sans les chercher dans la bibliothèque, des rares qui furent marquants dans les incontournables, donne : on se souvient de quelques pages mais déjà plus du titre, on confond les auteurs.
Horreur : ces livres-là, qui ne seraient plus des livres, contamineraient les autres. Tentation du dégoût de tous - et ne plus savoir les nommer. Si c’est ça qu’est-ce qu’un livre ?
Comptine : j’en achète trois j’en commence un j’en emprunte deux j’en rapporte un j’en rachète un je me dis calme-toi je ne me calme pas j’en lis un autre je reprends le premier.
Voilà : le livre est là. Hors comptine ce ne sont plus des livres.
Leur nombre, et ceux qu’on lit ou pas, et qu’on en lise cinq à la fois : ce serait autre chose que des livres on se verrait en malade grave, comme cette femme qui accumulait les sacs d’ordures chez elle, partout même dans la chambre de sa fille obligée de se frayer un chemin jusqu’au lit pour aller se coucher, fait divers entendu au journal de France Inter quand on avait l’âge de la fille. Mais les livres on vous les pardonne (enfin peut-être de moins en moins)
(de l’étonnement passer à la réflexion qui affleure, muette, visible, une fois que l’invité de hasard a poussé la porte d’entrée : une mauvaise ménagère celle-là, en parlant de qui a trop de livres).
Certains livres attendent depuis deux ans. D’autres quinze. Ils finissent toujours par être lus. Achetés neufs chez Gibert à un jeune vendeur enthousiaste, Les Buddenbrook, lecture d’été dans la maison italienne, terminés le jour du retour, portent au dos l’étiquette : 70F00. Bien sûr, on achète par erreur certains livres deux fois et nous manquent toujours d’autres livres « évidents ». Et pourquoi acheter celui-là au lieu de l’emprunter, ou l’inverse ? Mystère. La bibliothèque sinue (cette municipale pour soi), elle tire dans tous les sens il arrive qu’on lui tire dessus.
jeter un livre à travers la pièce parce qu’il vous heurte et c’est cet auteur qu’on aimera
se dire que celui-là, franchement
vendre quelques livres (c’est rare)
ne jamais les jeter (sauf un)
De la bibliothèque caché sous des papiers avoir sorti ce livre que l’on savait y être (bien sûr), ce témoignage écrit sous un pseudo, nocif, l’avoir bien enveloppé dans un sac plastique et en silence, et sans croiser personne dans l’escalier, l’avoir descendu dans la cour, tracé droit au tri sélectif en choisissant la poubelle vide, et propre, puis l’avoir placé tout au fond. Encore aujourd’hui, le soulagement en revoyant le couvercle jaune, les journaux par-dessus le livre, à droite en entrant dans la cour.
Et que ça sinue dans l’appart ces livres entassés, oubliés, donne des phrases pour soi seul comme :
Putain où sont passées les Chantefables et Chantefleurs !
Et que l’on redit, bien sonores, en longeant le couloir, grand plaisir des bibliothèques.
On vous prête un livre, vous le rendez pas, puis celui qui vous le prête est mort. A qui le rendre, et comment le considérer ? Dans les rayons entre deux autres livres ceux des morts, éparpillés, pas épargnés, que l’on aime d’une autre façon.
Rire bêtement en longeant la rue parce que la maîtresse de l’enfant a écrit, appliquée, Georges Desnos sous le poème. Rire encore sur le palier, dans le couloir, avant de se mettre à chercher ce livre qu’on ne trouve pas.
Grand plaisir des bibliothèques, suite : ceux qui ne veulent pas de livres chez eux, ce qu’ils perdent ! Bonheur parfait : être assis par terre un dimanche, écouter la radio en nettoyant ses livres (même allergique à la poussière) avec pshitt et chiffon.
Et le jour où ce n’est pas assez, on s’allonge.
Le jour où ça ne va pas assez, on s’allonge. Sous les paupières ce qui surgit, à deux reprises, et l’on ne s’y attend pas, c’est la biblio de son enfance. Pas celle de la chambre mais la vraie, un cube au milieu du parc, à gauche de la bibliothèque adulte. Plafonds hauts et parquet ciré, couleurs et coussins et lumière, un lieu où l’on ne vous demande rien, où l’on vous propose, vous voyez.
Elle : Françoise, la bibliothécaire. Une jeune femme à lunettes brune, qui ne travaille plus là depuis. C’est Françoise qui sauve tout et si jamais elle lit ce texte, je précise : bibliothèque jeunesse de Saint-Germain-en-Laye, fin des années 70. Françoise se fout de savoir si l’on est riche ou pauvre, et comment ça se fait que l’on soit bon en classe alors qu’on n’est pas riche (ce sont les mots de l’époque, aussi) dans cette ville riche, riche riche ultra riche, qui ploie sous son château, François 1er , Versailles, et vous appelle pauvre.
C’est gravé.
On s’en fout.
Une fois dans le parc, oui (traverser les pelouses ou que le gardien siffle), on s’en fout royalement. Ce qui compte c’est ici, cube blanc et plafond haut (et l’odeur de la cire, du parquet que l’on cire d’où le plaisir dimanche à faire cette poussière qui ailleurs s’accumule), les bouquins découverts et tout ce que Françoise propose : atelier de BD, atelier de sérigraphie, écriture de poèmes, création d’un journal de la bibliothèque. On veut tout faire ? On fera tout.
Emprunter vingt fois le même livre, épuisé, introuvable, vingt ans plus tard réédité (l’avoir en double).
Entrer sans crainte, et pour toujours, dans les bibliothèques, les librairies et les musées.
S’approprier le monde, voilà, et à qui ça ne plaît pas tant pis.
Bibliothèque jeunesse de Saint-Germain-en-Laye (aujourd’hui déplacée, qu’importe) :
centre du monde
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D’Anne Savelli on lira sur remue.net Fenêtres - open space et Vivre là.