Ces jours-là (Viviane Vicente)

Notes sur l’atelier d’écriture de Tanguy Viel et Sylvie Cadinot-Romerio au lycée Alfred Nobel, par Viviane Vicente



Dispositif.

« On a pensé à un texte qu’un écrivain en résidence au lycée composerait avec ce que les élèves parviendraient à faire venir au langage, un texte qui mettrait ensemble, qui donnerait une forme où se reconnaître, qui ferait sens. »(Sylvie Cadinot-Romerio.)

L’atelier d’écriture, tel qu’il s’est déroulé le lundi soir, parallèlement aux ateliers d’écriture menés dans le temps scolaire, dans le cadre des enseignements d’exploration et de l’accompagnement personnalisé de l’élève, s’inscrit parmi les activités électives des élèves participants. Pour certains d’entre eux, l’atelier d’écriture est la seule activité extrascolaire à laquelle ils prennent part. En marge des cours, des programmes d’enseignement, à la périphérie du Lycée, au bout du couloir, des élèves ont décidé d’apprendre à écrire. Pourquoi ces élèves ont-ils accepté de fréquenter l’atelier, pourquoi ont-ils fait le choix d’y être assidus ? Que sont-ils venus y trouver ? Quelles transformations, diffuses et probablement encore imperceptibles, ont-ils vécues, en silence ?

Avant même que de changer la perception que l’on a du monde, c’est la perception que l’on a de soi qui change par ce travail de mise en mots. Certains élèves, hantés par cette insécurité scripturale, nourris par la conscience inavouable qu’ils ont d’être enfermés dans un nombre de mots trop restreint, dans des combinaisons répétitives, sont venus « apprendre à écrire ». Des histoires. C’est précisément le récit, la narration de quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes qui les intéresse. « Je ne veux pas écrire sur moi. Ça ne m’intéresse pas. Je veux tout inventer ». L’autobiographie n’a pas de place dans cet atelier, c’est la fiction qui prime. Plusieurs élèves ont déjà écrit des histoires qu’ils n’ont jamais données à lire, à cause de l’orthographe, ou parce qu’ils n’écrivent « pas bien ». Ils ne sont pourtant pas soucieux de bien écrire, au sens scolaire du terme : ils veulent apprendre à raconter des histoires, que l’on voudrait lire jusqu’au bout, qui donneraient à entendre la voix d’un personnage, avec ses contradictions, sa complexité, ses peurs, ses rêves et ses désirs. Un personnage qui leur ressemble, en somme, mais qui ne soit pas eux ; l’écriture devient alors à la fois productrice d’identité et de différence parce que le dispositif lui-même de l’atelier d’écriture le permet : prendre part à l’écriture d’un roman polyphonique, un roman de la ville, donner à voir de quoi elle faite suppose d’accepter, tacitement, de dire ce qui est, différent, semblable, peut-être même identique, le plus souvent authentique, précisément parce qu’il s’agit d’écrire une fiction.

Cet atelier d’écriture, pensé et mis en œuvre par Tanguy Viel et Sylvie Cadinot-Romerio, n’est pas un atelier de plus. Dans la mesure où il relève d’un dispositif de la souplesse, de la ductilité où tous les malentendus sont susceptibles de se dissiper pour devenir le lieu de projection d’un éventail d’imaginaires, il a permis à tout un jeu de contradictions de se dire et, par là même, de se déployer dans une forme si ce n’est inédite pour le moins inouïe.


Un lundi soir, dans la salle au bout du couloir.

Quelques élèves s’installent, toujours les mêmes, déplient leurs ordinateurs, sortent une feuille, un stylo, se calent. Ils discutent, échangent, parfois bruyamment, au point que l’on ne sait plus s’ils sont venus pour partager un moment ou pour écrire. Ce petit groupe n’est pas uniforme : dans cette salle, se croisent et se rencontrent des élèves de toutes les classes et de toutes les filières, professionnelles ou générales. Pourquoi sont-ils ici ? Probablement parce que « l’écrivain », ainsi qu’ils le nomment, leur parle. Et parce que leurs professeurs les ont convaincus de venir l’écouter, ne serait-ce que pour voir. Aussi, lorsque Tanguy Viel s’adresse aux élèves et leur donne des consignes, ils se taisent, et l’écoutent. Un silence dense fait place au joyeux bavardage du début de séance.
Parfois, le début de la séance s’étire, les conversations semblent devoir se déployer jusqu’à épuisement du temps imparti à l’écriture. Mais ce lundi 14 novembre, lorsque Tanguy Viel prend la parole, chacun se tait. La consigne d’écriture n’est plus une contrainte puisque ce qui compte, c’est de donner à entendre une voix. Et c’est là que se trouve, très précisément, la liberté que ces élèves sont venus chercher en acceptant de participer à cet atelier d’écriture.



Plan séquence.

« On a des consignes mais on est libres, libres de faire faire, dire ou penser ce que l’on veut à notre personnage », Sakina Bahri, élève en classe de seconde.

Faire le récit des heures qui précèdent l’événement.
Enraciner les personnages, leur donner de l’épaisseur. Plus tard, utiliser éventuellement des éléments autobiographiques.
Penser aux habitudes, à la façon de vivre, aux phobies, au dada des personnages.
Le moment est assez court, comme une sorte de plan séquence après l’événement.
Les personnages après le drame, sous le choc pendant un trajet. Un parcours dans la ville.
Raconter la réalité dans son détail le plus précis. Comme si les objets et les choses autour étaient déformés parce que l’on a vécu quelque chose de violent.
Accepter modestement une série de petites histoires qui nous permettent d’avoir des modulations de sentiments, des variations autour de différents états d’âme, des descriptions de personnages.
Chercher la nuance.
Raconter les changements qui s’opèrent.
Habiter le moment.

Un lundi après midi, en Normandie.

Quelques mois plus tard, les élèves prennent place devant les mêmes ordinateurs mais la salle au bout du couloir est devenue une grande pièce, en bord de mer, la grande salle du manoir. Alors que la mer se retire lentement, les élèves écrivent. En silence. L’atmosphère est dense et paisible, le moment de l’écriture a pris le pas sur celui de la conversation car désormais, ce sont les personnages qui discutent. Chacun doit trouver sa place dans l’ensemble des histoires qui dessinent les contours du roman en train de s’élaborer.
Tanguy Viel et Sylvie Cadinot-Romerio font un état des lieux, racontent à deux voix, call and response, ce qui s’est passé ce jour-là à Clichy-sous-bois, comme si deux vieilles connaissances retrouvaient un troisième ami, après une longue absence, pour faire en quelque sorte l’inventaire de tout ce qui s’est passé entre temps. Les élèves écoutent avec attention. Ils semblent désormais écrire avec plus d’assurance, comme s’ils habitaient enfin cette langue qu’ils ont en commun.




Bribes de conversations avec Sylvie Cadinot-Romerio.

Viviane Vicente : Pourquoi, alors que les récits de vie, le storytelling, les histoires vraies et autres témoignages, sont aujourd’hui omniprésents, notamment dans les choix de lecture de nos élèves, avoir fait le choix de la fiction ?
Sylvie Cadinot-Romerio  : D’abord il y a cette idée que l’autre de la fiction, ce n’est pas le réel (si recouvert de discours qu’il est peut-être inaccessible) mais la fabulation, la fiction involontaire, incontrôlée, aliénée : on se raconte, on nous raconte, toujours des histoires ; on risque toujours d’y jouer le rôle d’un personnage qui nous échappe. Ceux qui habitent à Clichy-sous-bois souffrent particulièrement de cela, de ce qu’on dit d’eux, de ce qu’on imagine, de ce qu’eux-mêmes s’inventent pour avoir le sentiment d’exister et où parfois ils s’enferment.
Le meilleur moyen de sortir de cet engluement dans les fables, c’est peut-être d’en devenir les maîtres, d’en créer.
Et comme toute l’œuvre de Tanguy explore les possibilités de la fiction et de la narration, lui seul pouvait mener à bien ce travail avec les élèves.
Ensuite, il y a la liberté qu’offre l’invention : c’est la possibilité d’être soi sans avoir à rendre de comptes, sans se donner la mission impossible de s’en tenir aux faits : un narrateur fictionnel n’a pas à être fiable ; il peut faire comme si étaient réels ce qui aurait pu avoir lieu, ce qui aurait dû avoir lieu, ce qu’il avait craint, ce qu’il aurait voulu. La fiction non seulement préserve l’espace privé mais encore permet de mieux sonder l’intime, à mots couverts.
C’est ce qu’on a cherché aussi avec les notations d’impressions de paysage, urbain ou maritime : ce n’est pas le moi qui est requis mais un soi, un moi à l’interface, dont l’expérience du monde est partageable.

Viviane Vicente  : La ville, en filigrane, pourrait finalement apparaître comme le personnage principal du roman. Il me semble que ce projet d’écriture d’un roman de la ville est le fruit d’une réflexion que tu mènes depuis plusieurs années, d’observations minutieuses de cette ville que nous partageons, bien que nous n’y habitions pas, avec les élèves. Pourrais-tu m’en dire davantage ?
Sylvie Cadinot-Romerio : En hommage à l’éditeur nantais, joca seria, on pourrait reprendre le titre de l’ouvrage que Gracq a consacré à sa ville de Nantes : La forme d’une ville – cette forme qui donne forme au rapport au monde de ceux qui l’habitent. Et ici je ne crois pas qu’on regretterait qu’elle changeât plus vite que le cœur de ses habitants.
Un roman de la ville, ce n’est pas seulement un roman qui la donne à voir mais aussi un roman qui, par sa forme, en projette une forme possible, pas trop utopique.
C’est pourquoi il ne se présente pas sous la forme d’un récit qui, continu, relierait des vies différentes et leur donnerait le même sens. Il est morcelé en plusieurs histoires, elles-mêmes morcelées en plusieurs récits faits par des voix discordantes et qui parfois même discordent tout en racontant la même histoire. Cependant ce morcellement résiste à l’éclatement par quelques points de jonction ou seulement de frottement.
Après avoir inventé en groupe une histoire puis avoir choisi, chacun, d’adopter la voix d’un des personnages de cette histoire, les élèves ont cherché comment faire entrer dans leur récit des éléments de ceux des autres. Enfin Tanguy Viel a cherché comment faire œuvre de toutes ces bribes.

Viviane Vicente  : Tu as mené au lycée de nombreux ateliers d’écriture, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt les textes que tu as écrits à ce sujet.
Sylvie Cadinot-Romerio : Les élèves ici ont plus de mal qu’ailleurs à se sentir capables, à exercer une capacité au sens que Paul Ricoeur donne à ce mot, une capacité qui atteste de sa propre existence.
Car la culture qu’on tente de leur donner, le savoir qu’on voudrait qu’ils s’approprient, leur sont souvent lointains – la langue même. Tout est difficile, exige un effort, et même quand ils parviennent à acquérir une maîtrise, c’est au prix de tels efforts qu’ils s’en sentent rarement capables.
Les ateliers d’écriture permettent en quelque sorte une attestation : chacun d’eux conduit à l’écriture d’un texte dont ils savent qu’il n’est pas seulement un exercice jetable mais une des feuilles d’un livre qu’ils auront réussi à construire ensemble avec un écrivain.



Champ libre.

Écrire l’inouï, ce que l’on a jamais entendu, revient à s’affronter à l’ordinaire, à la banalité du quotidien, tel ce lieu par lequel on passe tous les matins, sans même plus y prêter attention, les personnes que l’on croise invariablement, le samedi au marché, le soir à l’arrêt de bus, tenant le mur au pied de la cité, pour donner à entendre ce qu’il y a d’extraordinaire dans le fait de vivre, tout simplement, à Clichy-sous-bois, comme partout ailleurs finalement. Dès lors, le champ est libre : tout peut être inventé, découvert, entrelacé. Chacun n’invente que parce que ce qu’il invente va être assemblé avec ce que d’autres inventent à leur tour. Ce jour-là, le roman écrit dans le cadre de la résidence, a été écrit comme on joue un morceau de jazz : le thème exposé, chacun prend son solo, tour à tour, certains sont plus remarqués que d’autres, mais chacun donne à entendre une voix, une singularité, parfois tout à fait reconnaissable. Chacun se doit de répondre à l’autre, sans quoi l’ensemble ne peut exister. La valorisation de chaque singularité et d’une intersubjectivité créatrice entre chacune de ces singularités n’est pas sans évoquer l’improvisation jazzistique, comme si l’écriture d’un roman polyphonique relevait davantage d’une « composition spontanée » selon l’expression de Charles Mingus, comme si chaque auteur était appelé à se fondre dans l’ensemble pour exister en tant que tel. Si le cadre a été pensé, les consignes d’écritures réfléchies, parfois modifiées à la dernière minute dans un souci constant d’amener chaque élève à produire un texte, aussi modeste soit-il, sans souffrance, sans peur, jamais il n’a pesé sur les participants. Sans doute, cela tient-il à la rencontre de deux personnes : le regard, à certains égards ethnographique, de Sylvie Cadinot-Romerio, et la présence de Tanguy Viel, secondés par Stéphanie Perrin, professeure de lettres-histoire et Alain Romerio, professeur de philosophie, ont permis de créer les conditions de réussite de cet atelier, où chaque élève a pu se frayer un chemin, un jour, dans la ville, librement, et écrire ce qu’il avait à dire. Finalement, donner forme à la ville ne participe pas tant d’une logique d’enracinement que d’une logique d’entrelacement, comme s’il s’agissait de rétablir un équilibre, en ouvrant un horizon, là où la verticalité des grands ensembles, semble obstruer durablement la perspective, pour donner à voir l’identité d’un lieu et des personnes qui le traversent, s’y croisent et l’habitent.


Viviane Vicente


Viviane Vicente est professeure, elle a suivi les ateliers de Tanguy Viel dans le cadre de la préparation d’un master en sciences de l’éducation.

12 septembre 2012
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