Jérémy Liron | E - comme erre
« Je ne sais pas où je suis, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne peut savoir, on doit juste avancer. »
Samuel Beckett
« Je suis ce que j’ignore devine oublie découvre. »
Jacques Prévert
Comme on dit d’un navire dont ont été coupés les moteurs, affalées les voiles, et qui, au lieu de s’immobiliser subitement, poursuit sa route quelque temps, sans raison autre que la force résiduelle de l’élan, que l’entraînement du courant, nous allons souvent, si ce n’est en permanence, à différents degrés, dérivants, sur notre erre ; jouets d’un phénomène semblable à celui qui nous fait voir pour brillantes des étoiles mortes depuis des années ou entendre la foudre quelques secondes après qu’elle ait frappé. Il n’y pas qu’objets en leurs contours, mais élans, implications, ondes, aura, déploiements divers.
On le vérifie tragiquement, confrontés à ce que l’on appelle techniquement des externalités négatives, pour ne pas dire les effets secondaires, les conséquences de décisions prises parfois longtemps avant que nous ne puissions en témoigner, des décisions prises pour, malgré ou sans nous. Constatant presque quotidiennement la difficulté que nous avons à corréler des causes et des effets éloignés dans l’espace ou le temps, écartés par une succession de ricochets intermédiaires, confondus dans des mouvements divers brouillés d’échos dont la plupart du temps nous méconnaissons les sources et les modes de propagation. Sans parler de nos aveuglements. Nous héritons de dynamiques, de situations, en provoquant d’autres que l’on maîtrise mal et dont les trajectoires sont sujettes à inertie, à perturbations, interactions multiples.
Économiquement, socialement, géographiquement, les vies que nous vivons résultent d’un patrimoine, d’un capital culturel, d’un héritage mais aussi de choix et de non-choix, de divers entraînements, de pentes et de goulets dans lesquels nous ont glissé des difficultés personnelles, une certaine désinvolture ou insouciance ponctuelle, un amour de passage, des orientations, des influences, des déterminismes, ainsi que ce que j’appellerais certaines conditions météorologiques qui témoignent de l’air du temps comme du courant de l’histoire. A les considérer, elles s’apparentent à ces cours d’eau sur les rives desquelles il nous arrive de nous tenir un instant, rêveusement, observant ce qui, appréhendé comme un morceau de paysage, demeure, étendu dans le temps, et pourtant, dans cette perpétuation, bruisse et se meut continuellement, s’écoule, nous menant à juger, comme le temps ni ne s’arrête ni ne se remonte, que, revenant se baigner dans le même fleuve, jamais on ne se baigne dans le même fleuve. Paradoxe de toute image qui traite avec le temps. Or, cette image que l’on se fait, nouant les paradoxes de l’immobilité et du mouvement, de la persistance et de l’écoulement, tient pour partie son étrangeté de ce qu’elle découpe son motif à un système qui la dépasse et s’étend de la source à l’embouchure, se grossit ou s’étiole à la faveur d’affluences et de confluences, de pluies et d’évaporations, de captations, de détournements, embrassant les mers et les nuages, les brumes et la transpiration, la nature des sols, l’heure de l’année, les reliefs. Il en est comme de ces choses qui, vues de près ou de loin, selon un angle ou un autre, paraissent immobiles ou animées, conséquentes ou anecdotiques. Les aventures des marionnettes sont d’incroyables magies si l’on ignore les fils, les tringles et les gestes de l’opérateur. Elles deviennent un art quand on connaît leur coulisses, leur machinerie, leur hors-champ et les mains qui se tiennent dans l’ombre.
Les sciences, la poésie, les cosmologies et les religions sont autant de formules verbales que les hommes ont inventées face à l’embarras que leur causait le fait de s’apparaître ainsi au milieu de l’espace et au milieu du temps, pris dans de complexes réseaux d’interactions, dans des sociétés, des écosystèmes, un buissonnement évolutif et adaptatif dont ils étaient les jouets, en ignorant tout ou presque. Toujours une image, dans le vertige qu’elle saisit, sécrète ainsi des mythes, des théories, des histoires ou de l’Histoire, des plaintes et des chants, des querelles et des fascinations. Ainsi qu’une retenue d’eau crée de l’énergie ou un frottement de la chaleur. Et mythes, théories et histoires en retour suscitent des images pour mieux brouiller les choses et maintenir dans une rive animée du passage de l’eau, bordée d’herbes et de cailloux, la sensation, sans début ni fin, immuable, naturelle, du monde. Dans nos regards, dans nos pensées, dans nos gestes, dans les récits qui les sous-tendent, les soutiennent, nous édifions des mondes compossibles comme on se fait des cabanes. De ces mondes, juxtaposés, tangents, superposés pour partie, ce récit supérieur et englobant, cette fiction suprême où ont lieu nos rêves comme notre vie courante, malgré quelques lacunes, quelques indécidables ou aberrations, le monde.
Ces boucles et ces tissages à la géométrie compliquée, je le disais, se répètent s’enchâssant à différents endroits, à différentes échelles. Celle du vivant comme celle plus réduite et étroite des hommes. Et même de certaines sociétés. D’un milieu ou d’un écosystème. Au sein d’une famille. Pour un individu qui ouvre les yeux sur un monde qui lui préexiste, généré lui-même par des désirs, des mouvements, des conditions qui lui échappent – on le criera dans les moments de rupture : on n’a pas demandé à naître.
Alors. On n’en finit pas de faire avec ce qui s’est insinué en vous des désirs parfois contradictoires d’une époque, d’une nation, d’une ethnie, d’une famille, de parents, de professeurs, d’amis, auxquels sont mêlés les siens propres - s’il en est qui germent sur ce terreau de singuliers qui puissent être ainsi détourés. C’est un sujet pour la philosophie morale comme pour la sociologie, les sciences de la génétique, l’anthropologie, l’éthologie, la psychanalyse. On ne saura sans doute jamais dire définitivement d’où l’on vient et dans quoi on advient, qu’est-ce que notre venue fait advenir et combien de causes visibles et invisibles, évidentes ou sinueuses, intermittentes sont en jeu dans chaque existence. On ne sait combien vous concerne encore le traumatisme d’un aïeul que vous n’avez pas connu. On ne sait en quoi un épisode minuscule oublié de votre enfance vous donne cette posture ou ce pli sur le front, cette retenue ou cet allant. Quels accidents dans les duplications génétiques dont vous êtes issus ont fait que vous vous classez chez les blonds ou les rousses, les grands, les girondes. Quelles populations macrobiotiques dont vous êtes l’hôte vous font passablement dépressifs ou insensibles à l’alcool. Ces grandes architectures mobiles, ouvragées comme des cathédrales gothiques et soumises au brassage de l’expérience, des rencontres, de causes innombrables, ne nous seront probablement envisageables que très partiellement, furtivement, par quelques aspects tout au plus. A la manière dont nous apparaît un paysage lorsque, couché au sol, notre nez frotte la terre, accommodant passablement quelques reliefs. Nous n’avons peut-être qu’accès à leurs ombres, comme dans la caverne platonicienne, ou aux souvenirs qu’elles nous auront laissés, distordus par l’imagination comme l’est un saule qui se reflète à la surface d’une mare, brouillé par les remous, mêlé aux algues, aux joncs, aux nuages qui passent.
Je ne sais dire pour moi-même d’où me vient le tempérament qu’on me connaît, ma gestuelle, mes obsessions et mes aveuglements, mes indifférences et mes passions – permanences et changements au cours d’une vie. Quelles ombres et quelles chimères frayent dans mon inconscient. Quels grains de sables il m’a été donné de rouler en perles. D’où et comment et pourquoi m’est venu cet intérêt qui ne semble pas s’émousser, malgré les années, pour le dessin, la peinture, l’écriture ? Mon engagement dans ces gestes qui paraissent solidaires de cette bifurcation qui a initié le destin singulier de certains grands primates à une époque lointaine que je me retrouve à poursuivre, à perpétuer, comme s’il s’agissait d’une course de relai.
Me voilà que chaque matin ou presque, comme un autre enfile son bleu, que je charge mon sac pour rejoindre l’atelier. Que j’allume la lumière les jours plus gris, et puis la radio, ou met un disque pour m’asseoir un moment à considérer les toiles pendues au mur, celles qui s’y adossent au sol ou que j’ai mis de côté ici et là. Qu’est-ce qui fait que j’y fais ce que j’y fais ? Que j’y retourne ? Qui consiste en apparence à multiplier inlassablement dans des grands ou des petits formats des accords de formes et de couleurs qui forment des images sur lesquelles se laisse imaginer un jardin, une maison sur la côte, un rivage, une ombre sur un mur. Quelle réflexion, quelle image, quelles pensées, quel songe je poursuis et dont j’ai oublié les raisons, les contours, pris par mes gestes, détourné par je ne sais quel événement comme on oublie l’heure et le repas qui brûle, le professeur et son cours en regardant par la fenêtre une idée évanouie qui nous a laissé alors en conversation avec le mouvement des feuilles, l’épaisseur de la lumière tombant sur un mur au loin ?