César Aira : Un épisode dans la vie du peintre voyageur, roman

À cette époque (décembre 1837), les peintres Johan Moritz Rugendas et Robert Krause séjournent chez les Godoy de Villenueva depuis un mois en attente d’un malon, « une incursion violente des Indiens chez les Blancs, essentiellement destinée à voler du bétail », note Michel Lafon le traducteur. Mais les Indiens n’attaquent pas et Rugendas s’impatiente. Il explore alors une nouvelle technique picturale : l’esquisse à l’huile, sur le modèle de Turner, et il espérait l’expérimenter et la pratiquer lors d’un tel raid. En compagnie de Krause, d’un guide d’un certain âge, d’un jeune cuisinier, de cinq chevaux et de deux juments, Rugendas quitte bientôt Mendoza (Chili) pour l’Argentine. C’est son deuxième séjour en Amérique du Sud et il a décidé d’entreprendre la traversée interpampéenne par la très élevée Cordillère des Andes.

Rugendas et Krause découvrirent, à force de converser pendant leurs journées à cheval, une relation entre la peinture et l’histoire. Ils avaient souvent abordé le thème auparavant. Maintenant, ils se sentaient tout près de réunir tous les fils de leur raisonnement.
Ils étaient notamment d’accord sur un point : l’avantage de l’histoire pour savoir comment les choses se faisaient. Une scène, naturelle ou culturelle, avait beau être détaillée, elle ne disait rien sur ce qui l’avait précédée, sur l’ordre des apparitions ou l’enchaînement causal qui avait abouti à sa configuration. Et justement, ce qui expliquait l’abondance des récits, c’était la nécessité qu’éprouvait l’homme de savoir comment on avait fait les choses. Arrivé à ce point, Rugendas faisait un pas de plus, pour tirer une conclusion assez paradoxale. Il proposait comme hypothèse que l’absence de récit n’impliquait aucune perte, dans la mesure où la génération actuelle, ou une génération future, pouvait faire à nouveau l’expérience des mêmes événements passés, sans nécessité d’en entendre le récit, par une pure combinaison des faits ou sous leur emprise ; dans les deux cas, toutefois, l’action naîtrait d’une volonté délibérée. Et il était même possible que la répétition fût plus complète s’il n’y avait pas de récit. Au lieu du récit, il fallait transmettre un ensemble d’« outils » qui le remplaceraient avantageusement, en permettant de réinventer, avec l’innocence spontanée de l’action, tous les événements du passé. Ce que les hommes avaient fait de mieux, ce qui méritait de se répéter. Et la clé de ces outils, c’était le style. Selon cette théorie, alors, l’art était plus utile que le discours.

             Après plusieurs semaines de voyage, ils atteignent une plaine d’aspect lunaire, une étendue vide, désolée, une sorte d’absence de territoire où ne subsiste plus une seule cellule végétale vivante.

             Ils semblent égarés et se séparent : Rugendas se dirige vers les collines du Sud, Krause vers celles du Nord. Rugendas chevauche depuis des heures quand un orage, l’épisode, éclate : l’air se fait gris comme du plomb, la lumière brille comme une obscurité au travers de laquelle on verrait, le tonnerre gronde sourdement et charrie ses roulements à l’horizon, le peintre est foudroyé par trois éclairs successifs.

             Rugendas n’atteindra pas Buenos Aires.

             Ses compagnons le retrouvent inconscient, pendu par un pied à un étrier de sa monture qui l’a traîné sur des kilomètres. Ils le ramènent à Mendoza. Obligé de porter une mantille noire pour dissimuler son visage défiguré, monstrueux, en proie à la douleur et à la morphine qui combat la douleur, le peintre s’isole et son esprit se perd dans la plus profonde des hallucinations, « l’hallucination interprétative ».

On se met à bavarder avec quelqu’un, et on essaie de savoir ce qu’il pense. Il semble impossible d’y parvenir, à moins de recourir à une longue série d’interférences. Qu’y a-t-il de plus hermétique et de plus médiatisé que l’activité psychique ? Et cependant celle-ci s’exprime dans le langage, qui résonne dans l’air et qui ne demande qu’à être entendu. On se fracasse contre les mots, et sans le savoir on est passé de l’autre côté, dans le corps à corps avec la pensée d’autrui. Il arrive la même chose à un peintre, mutatis mutandis, avec le monde visible. Elle arrivait au peintre voyageur. Ce que disait le monde était le monde.

             Quand les Indiens déferlent enfin sur Mendoza, Rugendas prend son papier à dessin, son fusain, sa sanguine et s’avance à leur rencontre.

             Le Rugendas de César Aira est le descendant du Frenhofer de Balzac, du Claude Lantier de Zola, du Théodore d’Aragon, à la fois la personnification d’un discours esthétique et la mise en prose d’une vie. Le livre s’ouvre à la façon d’un chapitre d’une histoire de la peinture : « L’Occident a compté fort peu de peintres voyageurs de qualité. Parmi ceux dont nous gardons la mémoire, le meilleur fut le grand Rugendas », puis retrace la généalogie familiale du peintre, rappelle ce qu’était la « peinture de genre », évoque la figure d’Alexander von Humboldt (1769-1859), « savant universel, peut-être le dernier ». Après ce vaste plan général, César Aira change d’optique et zoome sur Rugendas et Krause : « Ils arrivèrent au milieu de la Cordillère en peu de jours, du moins si l’on ne tient pas compte de tous ceux qu’ils passèrent à peindre », l’aventure commence.

             On s’interroge : dois-je croire ou ne pas croire ce que je lis maintenant ? (La « croyance » en un roman n’est pas de moins d’importance ni de tourment que la « croyance » en un fait de la réalité.) Et pourquoi cette interrogation toute contemporaine ? Les choses « vues », entendues, notées, rêvées ont depuis toujours nourri, engendré, tramé les récits romanesques, au point d’en devenir, aujourd’hui, la matière et que celle-ci s’y donne pour telle. (Je pense ici non à l’autofiction mais à un livre comme L’Adversaire d’Emmanuel Carrère.) Comment les frontières sont-elles devenues ainsi poreuses ? (Et c’est un plaisir pour ceux qui ont davantage frissonné quand ils ont commencé à douter de l’existence du père Noël que quand ils y croyaient, inconditionnellement, pour de vrai.) Comme dans Les Idiots de Lars von Trier, les conventions artistiques sont déplacées, la perception esthétique est bousculée. Mais contrairement au film du cinéaste danois où on concluait : C’est trop réel pour être vrai, c’est tourné au vif, là on se dit : C’est trop réel pour être vrai, ce ne peut être qu’un roman.

             Eh bien oui, c’est un roman. Le tremblé du réel qui accompagne rétrospectivement la lecture s’y ajoute mais ne s’y substitue pas.

             Il faut cependant ajouter : Eh bien oui aussi, Rugendas a « réellement » existé. Johan Moritz Rugendas (1802-1858) a « réellement » voyagé deux fois en Amérique du Sud, de 1822 à 1825 via Bahia, de 1831 à 1847 via Mendoza. C’est durant son second séjour, écrit César Aira, qu’il a touché au centre secret dont il rêvait : le point « équidistant des horizons » où il espérait découvrir « l’autre face de son art ». Et Rugendas réussira à franchir la Cordillère par le Rio de La Plata en 1847. L’écriture de César Aira, parti comme lui à la recherche de « l’autre face » de l’art romanesque, la face non pas réfléchissante comme un miroir mais interprète de l’histoire, franchit, dans Un épisode dans la vie du peintre voyageur, la frontière de l’intimidant récit du réel.


César Aira a publié deux autres romans chez André Dimanche : La Guerre des gymnases et Les Larmes.

Des liens sur The Complete Review.

Dominique Dussidour

7 décembre 2003
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