Christophe Bident, Bernard-Marie Koltès, Généalogies

Après un livre important sur Maurice Blanchot, Christophe Bident a publié aux éditions Farrago un essai : Bernard-Marie Koltès, Généalogies dont ce texte est extrait.
Christophe Bident a par ailleurs édité le livre collectif
Voix de Koltès chez Séguier


Visage rimbaldien, destin romantique, culture sur les marges, écriture de l’affrontement : tout a prêté, en un temps "fin de siècle" de réaction, de démenti et de disparition, à cette édification soudaine d’un mythe dont un homme et une oeuvre, surtout, éprouvent d’infinies difficultés à se démettre. Brutalement, sous les formes diverses de l’indexation au répertoire, de l’héritage, du recyclage, l’oeuvre fut récupérée au nom édulcoré de sa révolte même. Curieusement, alors qu’il est ainsi adulé par le public théâtral, les comédiens et les metteurs en scène, le plus souvent par les jeunes, en France et encore davantage à l’étranger, l’auteur reste plutôt ignoré du milieu proprement littéraire. L’étonnante étanchéité contemporaine de la pensée et de la scène n’explique pas tout. De ce clivage entre le mythe et l’ignorance, il importe de finir rapidement. Contrer la rareté du livre critique et l’abondance spectaculaire des revues (leur côté parade), désenclaver l’oeuvre de Koltès d’une analyse presque exclusivement dramaturgique (ou d’une approche outrancièrement testimoniale), en élargir le champ référentiel, en faire valoir la tension poétique et la portée philosophique, permettre ainsi une ouverture de la lecture, toujours propice à la diversification des créations scéniques, telle est donc l’ambition avouée de cet essai.

Un essai où il serait question de biographie virtuelle. Un essai ponctué d’éléments biographiques (on les trouvera en fin de volume, dans une chronologie, et ils seront de l’essai comme la sous-main), parce qu’il importe de saisir les modes particuliers et complexes des rapports, des non-rapports et des sauts entre la vie et l’oeuvre, la force de vie portée par l’oeuvre, son déploiement tendu contre toute interprétation nihiliste, mélancolique ou apocalyptique, contre tout messianisme allégorique, contre la grave et pathétique sensiblerie propre au souci de l’immédiate actualisation. Une force de vie qui aide, notamment, à penser les prétendues impasses de notre Histoire. Mais une approche de biographie virtuelle, qui rende le rapport de la vie à l’oeuvre à une légèreté essentielle, qui aille au coeur réel de cette vie volatile et éphémère, incluant ainsi ce qui ne s’y est pas vécu, ce qui ne s’y est pas écrit mais aurait pu se vivre et dû s’écrire, selon un sens de la nécessité emprunté aux lignes fortes, visibles/invisibles mais traçables, d’un parcours tour à tour axial, désaxé, interrompu, déplacé, replacé, étagé, perverti. Un parcours dont il s’agira de rendre la géométrie. Une déconstruction, plutôt qu’une stylisation. Où le virtuel rend incessamment le hasard à la chance, la ligne à la composition, et l’irréel (comme un mode morphologique) au réel (à la contrainte formelle qui en dicte la décision). Et le possible à l’impossible. Une biographie virtuelle serait une biographie transcendentale : soit, une manière de poser la question : comment la littérature, comment le théâtre de Koltès sont-ils possibles ? Une biographie transcendentale serait une biographie généalogique : contre tout conditionnement, contre tout déterminisme, contre tout évolutionnisme, la recherche d’éléments "différentiels et génétiques" qui, au-delà de leur propre valeur originaire (comme valeur de l’origine, comme origine des valeurs), au-delà des marques distinctives autorisant leur qualification dans une événementialité mobile et créatrice, au-delà d’une simple mémoire des traces, capable d’une infinie nostalgie, d’un redoutable ressentiment et d’une piètre conception de la littérature, puissent endosser la prédiction ou la revenance de l’oeuvre, l’oeuvre comme origine et comme retour, esquisser ainsi des téléologies incertaines, évoquer l’appel lointain d’une finalité sans fin, traversée plutôt par le désir en avant de l’origine ; démêler l’histoire d’une écriture, la déconstruction de cette histoire par l’écriture, écriture désoeuvrante et sous cette forme interrogeant l’Histoire ; décider des rapports entre généalogies internes de l’oeuvre, généalogies virtuelles situées au-delà de l’oeuvre et de la mort, généalogies historiques apparentant cette oeuvre aux plus grandes de son temps (diversement, Genet, Duras, Beckett).

Si l’oeuvre de Koltès est celle qui permet cette nouvelle variation biographique, c’est qu’elle est l’oeuvre désoeuvrée qui, sans fin et toujours différemment, cherche et crée sa propre origine.

Fin de l’Histoire

Mise à l’oeuvre contradictoire de la raison et pensée non sans ruse jusqu’à la fin de la pensée : jusqu’à l’incarnation, la fin de l’Histoire représenta d’abord pour Hegel un achèvement dialectique des formes culturelles. Depuis bientôt deux siècles, cette fin idéaliste ne cesse de questionner la possibilité de l’avenir et de bouleverser l’impossibilité du présent. Je ne parle pas seulement des entreprises de légitimation spéculative et des remythifications totalitaires dont elle a pu devenir l’objet, prétextes à toutes les usurpations historiques qui vinrent à mettre en cause, dans les camps, la notion même d’espèce humaine, mais de tout artefact et de toute pensée de la fin, et donc aussi des soubresauts que les modernités esthétiques ont tenté de lui causer, seules aptes à prendre en compte la nature du désastre contemporain, à chercher la possibilité de refonder, fût-ce paradoxalement, fût-ce par l’absence, un lien communautaire. "C’est sur un fond "absolu" de manque d’espoir que je suis prêt à maintenir toutes les affirmations de vérité et d’avenir humains", écrivait en ce sens Maurice Blanchot à Georges Bataille, le 16 mai 1962.

Dans cette histoire le théâtre a eu sa part à jouer. D’autant que par origine et par essence interruption du mythe : son exposition éthique doublée de la réserve du secret, son incarnation esthétisée toujours prête à briser ou distancer sa plénitude de chair et de matière, sa réflexion ouverte par l’infinité du langage littéraire, le théâtre peut agir comme fondation fictionnelle et vigilance critique de l’être-ensemble. Les expériences extrêmes de l’écriture et de la pratique contemporaines n’ont cessé de mettre à l’essai, à l’oeuvre, à l’épreuve cette possibilité.

Le sens dramatique en jeu

Koltès a hérité de ce questionnement en un temps qui singulièrement et, pour une part, imperceptiblement commençait à le taire. Son irruption et son parcours dans l’univers théâtral ne relèvent à cet égard d’aucune forme de concertation. La fascination pour Maria Casarès, la rencontre avec Hubert Gignoux et l’entrée au TNS, les allers-retours entre adaptation et création, entre écriture et mise en scène, entre théâtre, film et roman relèvent à la fois de l’abandon au hasard et de désirs brûlants. La forme décisive que prend son écriture dans les années soixante-dix emprunte, de manière post-moderne, aux langues, aux cultures et aux histoires africaines, américaines, européennes. Pourtant, si ces citations prennent sens, c’est essentiellement par l’usage dramaturgique qui les resserre et les déploie. Cet usage est double. Certaines pièces laissent place à une multiplication, à une stratification et à une fragmentation, souvent contradictoires, des récits communautaires.

D’autres pièces creusent l’abîme de leur absence, de leur impossibilité, et cherchent indéfiniment par l’écriture du monologue (monologué, soliloqué, dialogué) les fondements de leur pouvoir d’attraction apparemment indéfectible. Koltès pratique alors un dépouillement qui met à la question toute la dramaturgie conventionnelle, celle qui assemble personnages, narration, description, parole, fût-ce dans la crise ou dans l’impasse (celle qui rassemble le public sans plus s’interroger sur le sens de son rassemblement). Ces pièces participent ainsi à ce qui maintient et renouvelle la possibilité d’un sens dramatique contemporain. Mettre en jeu une virtualité dramaturgique est mettre en jeu une effectualité théâtrale, la possibilité de l’échange, des citations, des symbolisations, des rencontres, la possibilité de l’en-commun.

Exposer ainsi l’être-en-commun aux limites de sa comparution, à une comparution sans limites : c’est cette potentialité extrême du théâtre, ce dispositif théâtral comme dispositif de pensée, ce dispositif de pensée comme point d’acmé de la théâtralité, que Bernard-Marie Koltès a fini par mettre en oeuvre avec une insoutenable densité dans l’affrontement chorégraphié du dealer et du client, dans la solitude des champs de coton.

13 mai 2005
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