Christophe Caillé | La chair humaine


Sous le coup de l’émotion – tremblant de désir, les sens éparpillés et la tête ailleurs – je ne l’entendis pas m’avouer qu’il aimait la chair humaine.

C’est pourquoi, un peu plus tard, refusant de me laisser découper, je fus fort étonné par la violence de sa réaction : il n’aimait pas, hurlait-il, qu’on le laissât sur sa faim.

Il venait pourtant d’engloutir la totalité de mon sperme.


Je tentai d’arguer de mes absences : lorsque je pensais à ma mère – et cela m’arrivait inopinément, dans les moments les plus inadéquats – le monde autour de moi n’existait plus. Pour toute réponse, j’eus droit à un ricanement. Il alla jusqu’à me traiter de fils à maman. Au fond, je l’avais bien cherché.

Tandis que – le cœur chamboulé – je me rhabillai silencieusement, il essaya en vain d’appeler un taxi. Il reposa le combiné et me regarda en louchant : Je crains que tu ne sois obligé de coucher ici. Je ne peux décemment te laisser traverser à pied la banlieue, tu pourrais faire de mauvaises rencontres. As-tu peur de moi ?

Je reconnus que j’étais terrifié. Mais une petite voix en moi ajouta que j’aimais ça, et que rien ne pouvait me faire plus plaisir que de passer la nuit dans l’effroi.

Bien, dit-il, visiblement ravi. Tout de même, tu me plais. Et j’ai encore envie de toi. Pose ce manteau, je vais te préparer un bon repas.


Je mangeai du bout des lèvres ; l’appétit ne venait pas. Il s’impatienta : Dépêche-toi, c’est bon quand c’est chaud. Puis il demanda subitement des nouvelles de ma mère. Surpris par cette soudaine sollicitude, mais comblé et désirant signifier ma reconnaissance, je m’enfilai aussi sec le gratin dauphinois.

À la dernière pomme de terre avalée, il savait l’essentiel : que maman était douce et prévenante, qu’elle n’aimait que moi, que le jour de mes cinq ans elle avait succombé à une crise cardiaque, que depuis lors elle n’avait cessé de vivre en moi.

– En réalité, je la vois exactement comme je te vois. Même si je ne revois que quelques rares moments, toujours les mêmes, mais très précisément. Si tu veux…

– Je ne le veux pas. Je n’apprendrais rien que je ne sache déjà. Les mères sont de grandes castratrices.

Par pure gentillesse, il nuança cependant son propos : Mais ta mère bien sûr ne devait pas être comme les autres.

Il sortit ensuite du chocolat. Toute la tablette est pour toi, dit-il en lavant méticuleusement mon assiette, c’est pour te récompenser d’avoir si bien mangé. Après, tu iras au lit.


Je défis délicatement le papier argenté ; je dégustai très lentement les petits carrés ; et mon plaisir dura de telle façon que je pus en toute impunité regarder la télé, un film d’horreur sanguinolent où l’héroïne en guise de bouquet final se faisait purement et simplement démembrer.

Ne me prends pas pour un idiot, dit-il, je vois parfaitement que tu recules le moment de te coucher. Crains-tu de t’endormir ?

Je dus concéder qu’effectivement il m’était désagréable de céder au sommeil, car j’étais alors la proie des cauchemars. La plupart du temps, je voyais ma mère partir vers la cuisine et tarder à revenir. L’attente m’était à ce point insupportable que je me réveillais toujours avant qu’elle ne reparaisse.

– Car elle va revenir, n’est-ce pas ?

Il ne pouvait pas le savoir. Il proposa néanmoins de m’aider en me racontant une histoire.

Avant qu’il ne changeât d’avis, je m’empressai de pousser des cris, ne lui laissant ainsi aucun doute sur la joie qu’il allait me procurer, à moi qui de moi-même me livrait pieds et poings liés aux délices un tantinet sadiques du conte qu’expressément j’étais en train de lui demander : « Le petit chaperon rouge ! Le petit chaperon rouge ! », prenant bien garde toutefois de lui avouer que c’était là l’histoire qu’en ces mêmes circonstances ma mère avait l’habitude de me conter.

Il déclama donc, avec une bonne dose d’humour grand-guignolesque, les aventures équivoques de la petite fille avec le loup. Seulement, quand il eut terminé, j’étais bien loin de vouloir fermer les yeux.

Il feignit d’être mécontent et haussa la voix. Je fis mine de le craindre et me soumis à son autorité. C’est ainsi que je me laissai déshabiller.

Il n’enleva ni mon slip ni mes chaussettes pour sauvegarder ma pudeur et me préserver du froid. Puis il me serra contre son corps et me berça entre ses bras.

Il me confia avec une douceur extrême la manière dont il s’était pris pour dépecer d’anciens amants, la patience qu’il lui avait fallu pour ne pas les dévorer tout crus, en mettant l’accent sur l’étonnement toujours renouvelé de constater que personne ne possède le même goût, personne ne dégage le même fumet.

Lorsqu’il passa la main dans mes cheveux, j’abandonnai toute résistance et m’endormis.


Je me réveillai en sursaut. Il avait disparu. Fou d’angoisse, je bondis de mon lit et à moitié nu le cherchai partout sans le trouver. Je sortis dans le jardin en hurlant.

Il accourut aussitôt. Je me précipitai pour me blottir contre sa poitrine où je pleurai abondamment. Il tâcha de me consoler, m’expliquant que je paraissais dormir si paisiblement qu’il avait cru pouvoir sans dommage effectuer son habituelle promenade du matin, et il m’entraîna pour me montrer un couple de mésanges qui dansait dans l’air et un lapin aux longues oreilles qui se laissa caresser.

Nous rentrâmes à la maison, lui me portant dans ses bras, moi étalé de tout mon long et la tête renversée. Il me déposa sur le lit et délicatement ôta mon slip et mes chaussettes.

Je lui demandai anxieusement : Pourquoi ? Que veut dire tout cela ?

Il me répondit tendrement : C’est pour mieux te manger, mon enfant.

Alors – si l’amour est ce qui nous fait sortir de nous-même pour avec l’autre ne faire plus qu’un – il me sembla que pour la première fois je tombai amoureux. Je fondis comme neige au soleil et mes yeux se remplirent de gratitude. Il posa un baiser sur mon nombril puis partit dans la cuisine à la recherche d’un grand couteau.

Je commencerai par tes couilles, dit ma mère en revenant.

5 avril 2013
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