Clonck et ses dysfonctionnements, de Pierre Barrault, dessins de Claire Morel

Clonck et ses dysfonctionnements, Pierre Barrault, dessins de Claire Morel, éditions Louise Bottu, avril 2018, 174 pages, 14 €
Bruno Fern sur remue.
Pierre Barrault sur remue.


Dès la première des 136 parties qui composent cet ouvrage et dont le format va d’une ligne àtrois pages, le lecteur constate que la précision sera étroitement mêlée àson contraire puisqu’on y indique la distance séparant du lieu dit Clonck par rapport àchacun des points cardinaux mais sans mentionner àpartir d’où… Aussitôt après, c’est parce qu’ils ne voient pas le mur d’enceinte de la ville susnommée que les deux personnages principaux, Aughrim et Podostrog, peuvent passer àtravers… Bref, on comprend vite que l’univers dans lequel pénètre cet insolite duo, bientôt suivi par un non moins énigmatique Perstorp qu’ils devront y retrouver, est « Â Ã géométrie variable  ».

Par conséquent, il ne faudra pas trop s’étonner des phénomènes étranges qui s’y produisent continuellement : métamorphoses diverses, états contradictoires d’un même objet ou personnage, disparitions et apparitions soudaines (il suffit parfois pour cela d’ouvrir ou de fermer un tiroir, comme dans un tour de magie), détournement du sens de certains mots, déformation accélérée des noms propres, monstres de toutes sortes, existences parallèles, etc. À la longue, l’auteur lui-même s’avoue dépassé par l’imprévisibilité des événements : « Â Maintenant, la situation est de plus en plus tendue parce que l’auteur ne sait toujours pas ce qui résultera de cette rencontre entre Aughrim et Podostrog et le mystérieux Logstor  », les dysfonctionnements récurrents s’étendant donc àl’acte d’écriture – et ce jusque dans l’alignement du texte qui, n’étant pas justifié, oscille irrégulièrement àdroite. Quant au récit, il emprunte àdifférents genres littéraires, l’enquête policière que mènent finalement Aughrim et Podostrog (avec tous les ingrédients d’usage : interrogatoires, perquisitions, filatures et croquis sur le vif [1] ) se déroulant dans un contexte fantastique teinté de science-fiction puisqu’àl’extérieur de Clonck, des « Â professeurs  » interviennent àplusieurs reprises, observateurs attentifs des faits et gestes des trois envoyés : « Â Dois-je vous rappeler que nous sommes ici dans le seul but d’analyser leurs interactions avec les objets de Clonck ?  » De plus, Pierre Barrault sème au fil du livre des références diversement explicites àde multiples Å“uvres : ainsi, l’une des deux citations en exergue est extraite d’un album BD de la fameuse collection Philémon  ; certains termes d’une énumération hétéroclite semblent issus d’Alice au Pays des Merveilles  : « Â Aughrim et Podostrog, s’ils y avaient prêté attention, auraient alors pu reconnaître une chaise, un lapin, une théière, un soulier, une poule mais ratée, une cuillère.  »Â  ; la lampe qui permet aux deux enquêteurs d’échanger avec leurs obscurs commanditaires peut évoquer celle d’Aladin ; le procédé qui consiste àutiliser un mot pour un autre pourrait renvoyer àTardieu ; des situations de « Â malentendus  » s’apparentent àcelles dans certaines pièces de Ionesco ou de Dubillard ; enfin, les imbroglios bureaucratiques et les innombrables métamorphoses plus ou moins cauchemardesques (ainsi, une mouche ayant la taille d’un rat mange la tête de ceux qui tombent dans le pourrissoir où elle vit) rappellent, bien entendu, Kafka.

Cela dit, en plus du fait d’apprécier l’humour fréquent ici et du plaisir àchercher sans cesse une logique àune intrigue régulièrement interrompue par d’apparentes digressions, le lecteur trouvera matière àpenser, àl’instar du dénommé Podostrog dont il est affirmé dans de brefs passages parsemés tout au long du livre qu’il réfléchit « Â sur le grand mystère de l’existence  », « Â développe àprésent deux ou trois points essentiels au sujet du continuum espace-temps  », « Â remet en cause quelques concepts dits fondamentaux  », « Â fait làun petit rappel concernant le principe de non-séparabilité  », « Â insiste sur les différences entre réel et réalité  », « Â revient très rapidement sur le principe d’indétermination  » ou « Â s’intéresse maintenant àla psychologie des foules  ». En effet, l’expérience que constitue la lecture d’un tel texte souligne les nombreux points communs entre la réalité clonckienne et celle àlaquelle nous nous sommes accoutumés, l’étonnement de l’enfance face àcertains faits ayant malheureusement tendance às’estomper [2].

Il est pourtant notoire que notre monde n’échappe guère àson inquiétante étrangeté, même si l’on explique la déformation du soleil par « Â une ridicule éclipse  », si l’écart entre la vitesse de la lumière et celle du son est calculable, si la succession rapprochée de la plupart des événements ne nous fait pas hésiter bien longtemps entre causalité et coïncidence (« Â puis elle baisse les yeux pour consulter sa montre et cela fait tomber un monsieur qui s’apprêtait àtraverser la rue  ») et si nous sommes trop souvent indifférents àla variété des espèces animales (àpeine exagérée àClonck : « Â perches des sables àtête noire, contre-furets suintants, patorins hurleurs, fourmis géantes, chevreuils-ou-phacochères phosphorescents, condylures mouchetés, phrynosomes àplumes, oryctéropes nains et moineaux troglodytes àmains jaunes  » – rappelons au passage que le premier ouvrage de Pierre Barrault avait pour sujet un être vivant des plus atypiques [3]), etc.

En outre, les derniers mots du livre invitent àle considérer comme aussi léger que grave car le recours àl’écriture y est jugé vital, l’auteur suivant en cela ce judicieux conseil prodigué dans le Prologue du tome I de Don Quichotte [4] : « Â Qu’en lisant votre histoire, le mélancolique s’esclaffe  »


Bruno Fern

16 avril 2018
T T+

[1Réalisés par Podostrog alias Claire Morel.

[2Que tout ceci soit aussi sérieux qu’un jeu d’enfant est d’ailleurs suggéré dès le début du livre (partie 3) : « Â La vieille s’en aperçoit et se sent obligée de préciser qu’il s’agit de pâte àmodeler.  »

[3Tardigrade, Pierre Barrault, éditions de l’Arbre Vengeur, 2016 : http://www.arbre-vengeur.fr/

[4Cervantès, Œuvres romanesques complètes, éditions Gallimard.