Comme on nous parle
Ce n’est pas un hasard si sur mon bureau, s’accumulent depuis quelques semaines des textes qui ont trait à la langue et au langage. Ce n’est pas un hasard, si s’obstine dans ma tête une chanson d’Alain Souchon au refrain approprié à la situation : faut voir comme on nous parle.
Même si certains de ceux qui s’adressent à nous à travers les médias, prétendent vouloir parler vrai, voire avec amour, sur mon bureau il y a mon arme de défense, mon antipoison, mon armure contre la propagande.
Sur mon bureau, j’ai réuni quelques livres pour empêcher de me faire rouler dans la farine des mots de la communication.
Depuis longtemps, il y a LTI, la langue du Troisième Reich. Oui, je sais, nous n’en sommes pas là et il ne faut trop vite diaboliser ceux qui veulent le pouvoir en France mais rappelons que Victor Klemperer a entrepris l’écriture de ce livre, dès 1933. A l’époque, les diables avançaient masqués et se faisaient élire démocratiquement. Si ce professeur de littérature française a entrepris très tôt d’étudier la langue nazie, c’est que la propagande faisait déjà son chemin et qu’aussi les pouvoirs politiques lui en ont laissé le temps. Comme juif, il a été démis de ses fonctions bien avant le début de la guerre. Du moins son poste a-t-il été supprimé ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Il faut être précis lorsqu’on écrit.
Donc Victor Klemperer d’écrire des mots qui trouvent, me semble-t-il, encore leur écho dans notre époque :
« Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être, comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils ne semblent faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. »
Car on a beau faire le silence, baisser le poste de radio, éteindre la télévision, refuser la presse gratuite et faire la moue devant la payante, la langue de la propagande est plus subtile que nos refus. C’est une langue souple qui nous débusque là où nous sommes, même quand nous croyons être en des lieux retirés.
Pour vérifier écoutons-nous parler. Ainsi notre vocabulaire a vite adopté les mots qui réduisent les humains en quelques SDF, Rémistes, Sans papiers et autres précaires, les mots qui circonscrivent des lieux de vie en des territoires simplistes comme les banlieues, les quartiers et les halls d’immeubles.
Bien sûr, on essaie d’être prudents, de redonner du poids à nos mots mais qui n’a pas buté, mal à l’aise, devant le vocabulaire restreint qui nous vient spontanément à la bouche quand il s’agit de raconter les noires, les Algériens ou le sort des opprimés (tiens en voilà un de mot qui vient bien dire ce qu’il a dire : opprimé, qui subit une oppression. Pourtant, il paraît que c’est un mot ringard).
En tout cas si vous doutez de l’essorage sémantique de notre époque, Eric Hazan dans LQR la propagande du quotidien, vous donnera de quoi méditer :
« La relation incestueuse avec la publicité contribue à faire de la LQR un instrument d’émotion programmée, une langue d’impulsion comme on dit "un achat d’impulsion". »
Propagande et langue des dominants qu’évoquait déjà Pier Paolo Pasolini dans un texte intitulé Contre la télévision, écrit en 1966. Il y souligne les discours d’Aldo Moro, démocrate-chrétien qui sera assassiné en 1978 par les Brigades rouges :
« … il réussit à parler des minutes entières, sans le moindre embarras ni la moindre inflexion d’humanité, sans rien dire d’autre que des mots, c’est-à-dire avec une tendance globale et informe à dire quelque chose dont la substance demeure, dans la tête du spectateur, comme une vérité placée ailleurs, menant ailleurs et agissant, en somme, au seul endroit qu’il (le spectateur) considère comme un au-delà de la télévision : le niveau du pouvoir et de la responsabilité. Desquels il est exclu mais dont il est néanmoins, dignement tenu informé. »
La langue qui nous exclut, qui ne veut pas nous rendre plus intelligent ou critique. La langue qui nous gave et nous laisse à la surface des émotions (je devrais écrire la grande surface des émotions).
Alors sur mon bureau, il y a un premier antipoison. Un livre qui fait rire même si c’est teinté de jaune. Dans Grands mots d’ordre et petites phrases, Hubert Lucot tord la langue de bois des communicants pour en faire jaillir des vérités féroces et justes car nul n’est censé ignorer la loi de la jungle.
Rire pour signifier que l’on n’est pas dupe, que l’on connaît notre part de responsabilité puisque nous sommes citoyens et qu’en tant que citoyens, nous sommes fiers de notre histoire. Parce que nous l’avons écrite nous-mêmes.
Après avoir ri, sur mon bureau je puise des forces dans une lecture plus apaisée et tout aussi nécessaire. Une lecture qui mêle amour et intelligence des mots (rien que ça !).
Un livre à garder sur soi pour savourer entre deux bus, pour partager à la terrasse d’un café : Coups de langue de Michel Volkovitch est une sélection des chroniques publiées par La Quinzaine littéraire, elles sont intelligentes et pertinentes. Elles font du bien, beaucoup de bien.
Du coup, j’en ai acheté plusieurs exemplaires pour les distribuer autour de moi. Pour partager l’antipoison. Et c’est ainsi, que moi aussi, j’ai fait mon geste utile !
Victor Klemperer, LTI, la langue du 3e Reich – éd. Pocket
Pier Paolo Pasolini, Contre la télévision – éd. Les solitaires intempestifs
Eric Hazan, LQR la propagande du quotidien – éd Raisons d’agir
Hubert Lucot, Grands mots d’ordre et petites phrases – éd P.O.L.
Michel Volkovitch, Coups de langue – éd Maurice Nadeau