Novlangue tentaculaire
Ancien chirurgien, éditeur, écrivain, amoureux de Paris, Eric Hazan a donc pris son bistouri à plume pour ouvrir le corps du langage dominant (politique, médiatique, publicitaire, etc.) : l’opération chirurgicale est réussie, il ne lui restait plus qu’à recoudre et à fabriquer son livre sur « la propagande du quotidien » (Editions Raisons d’agir, 6 euros).
La LQR est le nom du symptôme mis à jour : Lingua Quintae Republicae, formé sur celui de la LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue spécifique du Troisième Reich, analysée dans son journal, de 1933 à 1945, par Viktor Klemperer, « professeur juif chassé de l’université de Dresde ».
Or, la LQR est, pour Eric Hazan, un ensemble de concepts, idiomes, expressions, métaphores, euphémismes, « mots-masques », destinés à camoufler, transformer, dévier, faire glisser les intérêts du système néolibéral qui ne saurait entendre, voir ou lire les mots bruts de décoffrage de la réalité sociale.
« Dans le succès de la novlangue, la concentration des principaux « outils d’opinion » français entre très peu de mains - quatre ou cinq bétonneurs, marchands d’armements, avionneurs, grands financiers - a certes son influence, mais l’explication n’est pas suffisante. »
Car l’on décèle une « communauté d’intérêts » et « de formation » où le langage libéral - disons alors la novlangue tentaculaire - est l’instrument lui-même de la soumission imposée au plus grand nombre.
« Une réforme est souvent présentée comme le moyen de sortir d’une crise. Cet autre mot-masque est issu du vocabulaire de la médecine classique : la crise est le bref moment - quelques heures - où les signes de la maladie (pneumonie, thyphoïde) atteignent un pic, après quoi le patient meurt ou guérit. Etendu à l’économie et à la politique, le terme de crise a longtemps désigné à juste titre un épisode grave mais limité dans le temps : la crise de 1929, si paradigmatique qu’on l’appelle encore parfois « La Crise », fut un moment d’exception où l’on vit des banquiers sauter par les fenêtres - ce qui ne s’est malheureusement jamais reproduit. »
L’emploi du mot « post » est à cet égard très pratique : « Selon la vulgate néolibérale, nous vivons dans une société post-industrielle. Faire disparaître l’industrie a bien des avantages : en renvoyant l’usine et les ouvriers dans le passé, on range du même coup les classes et leurs luttes dans le placard aux archaïsmes, on accrédite le mythe d’une immense classe moyenne solidaire et conviviale dont ceux qui se trouvent exclus ne peuvent être que des paresseux ou des clandestins. »
Eric Hazan s’amuse alors au chamboule-tout : les directeurs du personnel devenus DRH, directeurs des ressources humaines, « parenté curieuse entre les théories néolibérales du « capital humain » et la brochure de Staline longtemps diffusée par les Editions Sociales, L’Homme, capital le plus précieux », débusque « l’essorage sémantique » et la prolifération des locutions adoucissantes du genre médiation sociale, cohésion sociale, chantiers sociaux (traduire « licenciements »)...
Dans le domaine artistique, Eric Hazan cite Jean Clair stigmatisant l’atelier d’André Breton comme image de la déroute d’un savoir « qui avait, en Occident, pendant quatre siècles, lentement ordonné l’art et ses productions ».
Ainsi, « dans la novlangue la plus distinguée, la boucle est bouclée. Comme l’écrit Lyotard, il y a « dans les invitations multiformes à suspendre l’expérimentation artistique, un même rappel à l’ordre, un désir d’unité, d’identité, de sécurité, de popularité » (Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988, Le Livre de poche, Biblio essais, p.13.). L’art, c’est l’art occidental, représentatif et transcendantal. Pas question de descendre dans la rue avec les nègres et les aliénés. »
La politique n’est pas épargnée par ce jeu de massacre : « Villepin, auteur d’un livre que la critique aux ordres a qualifié d’humaniste (Le Requin et la Mouette, Paris, Plon, 2004), souhaite parvenir à « 20 000 éloignements (admirez l’euphémisme) d’étrangers en situation irrégulière en 2005 » et insiste pour que les préfets s’assurent de « la validité des certificats d’hébergement » (Le Monde, 10 décembre 2004). Ma famille et moi-même devons notre survie à des fonctionnaires de la mairie de Marseille qui ont pris le risque, en 1943, de ne pas obéir à pareilles injonctions. »
Grâce à trois modes opératoires du système mis sous la lumière de son scialytique implacable par notre chirurgien « expressionniste » : l’évitement des mots du litige, le recollage permanent des morceaux, le recours à l’éthique, la manœuvre est éventée, même si les supports et les « victimes » de la LQR demeurent innombrables.
« Cohérente et mégaphonique, cette langue souffre pourtant d’un lourd handicap, écrit encore Eric Hazan : elle ne doit surtout pas apparaître pour ce qu’elle est. L’idéal serait même que son existence en tant que langage global ne soit pas reconnue. »
Alors, comment s’en débarrasser ?
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