Comment on freine / Tableaux de Weil, genèse, sources

Comment on freine ?

Ma pièce Comment on freine ? est le fruit d’une commande passée par la metteur en scène Irène Bonnaud et le Centre Dramatique National de Besançon.
Elle traite de l’objet « vêtement » qui coud ensemble petite et grande Histoire, ou comment la vie singulière d’un individu est traversée par des forces politiques, économiques et sociales. Le vêtement a la particularité d’être en contact direct avec ce que nous avons de plus intime, la peau, et d’être la marchandise la plus emblématique de la mondialisation néo-libérale. Objet de consommation par excellence, obéissant à la règle de l’obsolescence et du désir toujours renouvelé, il est presque toujours produit dans des pays dont le consommateur européen ne sait rien, infiniment lointains, et qui ne surgissent dans le fil de l’actualité qu’au détour d’une catastrophe.
Ici, l’effondrement du Rana Plazza à Dacca, au Bangladesh : cette usine textile qui s’est écroulée sur les ouvrières, obligées de travailler ce jour-là, malgré les grosses fissures détectées la veille dans le bâtiment. Un drame dont on parle si peu chez nous et qui ne nous empêche pas de courir les soldes pour acheter des tee-shirts made in très loin, au prix d’un café crème.
L’objet « vêtement » déploie également tout un champ lexical à parcourir, poétique et musical. 100% nouveau pour moi. Repassage doux. Chlore interdit.

N’ayant pas eu l’opportunité d’aller au Bangladesh, pour voir de mes propres yeux ces fameuses usines et pouvoir interviewer ces ouvrières, je me suis rendue compte assez vite que je ne pouvais pas inscrire la narration là-bas. Même si je me suis beaucoup documentée, même si j’ai beaucoup échangé avec Julien Dourgnon, un poète de l’économie, un économiste poète, le sujet restait, malgré tout, trop loin de moi.
J’ai donc installé l’action dans un appartement parisien, envahi peu à peu par la catastrophe du Rana Plazza, et hanté par le fantôme d’une ouvrière coryphée.
La pièce rejoue ce parcours, de Paris à Dacca.
J’ai entremêlé deux histoires, deux accidents.
Le 24 avril 2013, à Dacca, une usine de textile s’écroule sur les ouvrières prises au piège à l’intérieur. 1133 morts. Dans les décombres, on retrouve les étiquettes des magasins Carrefour, Auchan, Benetton, Camaieu etc...
Le 24 avril 2013, une femme, à Paris, écoute les informations relatant le drame au volant de sa voiture. Elle rentre de chez Carrefour. Elle perd le contrôle de son véhicule et rentre dans le mur.
Trois mois après, encore sous le choc, elle emménage avec son futur mari dans un nouvel appartement.
Obsédée par l’accident du Bangladesh qu’elle considère comme le sien, totalement en empathie avec les ouvrières disparues (elle va même jusqu’à parler en bengali) elle quitte peu à peu la réalité pour s’enfoncer dans un monde plus onirique, cauchemardesque, où les cartons deviennent des grottes où se terrer, et les vêtements, des cadavres.
Dans Comment on freine ? la robe rouge est d’une part symbole de guérison, de bonheur, « chaque minute est une nouvelle robe rouge », d’autre part, symbole de quota à respecter, une robe rouge dans une pluie de robes rouges identiques tombant sur le plateau à l’apparition du fantôme de l’ouvrière bangladaise. Rouge comme le désir et comme le sang.
L’homme en quelque sorte incarne notre système de valeur (Ikea. La guérison) et la femme, le refoulé de ce système (Le traumatisme. La peur). Elle n’arrête pas se gratter. Elle est rentrée dans le mur. Elle a frôlé la mort. Il fait face. Il garde le cap, coûte que coûte. Elle est hantée par la mort. Il s’accroche à la vie. Deux expériences traumatiques et opposées.
J’envisage la pièce comme un conte noir, une fantasmagorie où une vieille lampe globe fait bouger les continents, où le monde a un faux contact, et où les cartons d’emménagement ne sont remplis que de vêtements, transformant peu à peu l’espace en usine, en magasin, en bidonville, en cimetière. J’ai beaucoup repensé à Christian Boltanski, son exposition au Grand Palais, en 2010. Les vêtement renvoient à l’idée des êtres disparus. Le vêtement met en scène l’existence en même temps que l’absence.
Je voudrais une montagne de vêtements comme une montagne de cadavres. Comme la débauche de notre hyper consommation. Comme la maladie de notre société.
J’ai l’image d’une ouvrière dansant le bharata natyam comme une idole magique sur une pyramide dépareillée. L’image d’une pluie de mousson dans un concert de klaxons, transformant, l’espace d’un songe, Paris en Dacca, dans l’esprit fragilisé, et de ce fait plus clairvoyant, d’une femme révélateur, ne supportant plus la brutalité de ce monde. Un monde qui, comme elle, rentre dans le mur, ne sait plus comment freiner.
J’ai l’image d’un couple envahi par la mondialisation.
L’image d’une manifestation d’habits, fauchés en pleine lutte, comme là-bas.
L’image d’une ouvrière chantant Les canuts, en bengali.
Je trouve important de faire entendre cette langue dans Comment on freine ?
C’est la langue de nos ouvrières.

Tableaux de Weil.

Tableaux de Weil est une petite forme, écrite en miroir à Comment on freine ?
La ville de Besançon est connue pour ses entreprises de textile qui ont tourné à plein régime jusque dans les années 1990, où elles ont fermé pour aller s’implanter en Asie. Les machines à coudre sont parties travailler là-bas, les ouvrières sont restées sur place, au chômage.
On connait l’usine Rhodiacéta, chantée magnifiquement par Colette Magny et filmée en 1968 par Chris Marker (À bientôt, j’espère). On connait moins l’entreprise Weil. Implantée pourtant depuis 1868 dans la cité bisontine, elle laisse une marque indélébile dans l’histoire de la ville. Fleuron économique de la région, deuxième fabricant de vêtements français, employant jusqu’à 1500 personnes dans l’habillement masculin haut de gamme, elle a fermé ses portes en 1995.
Je suis allée à la rencontre des anciennes ouvrières de chez Weil. J’en ai rapporté des témoignages d’un monde aujourd’hui quasiment disparu en France.
Tableaux de Weil a été écrit à partir d’entretiens enregistrés, de voix déjà existantes. L’écriture, proche du documentaire ici, s’apparente davantage à un travail de montage, de scénario, qu’à une invention personnelle.
J’avais des contraintes très fortes : je devais, en effet, écrire trois petites formes d’un quart d’heure pour cinq personnages. Elles ont été créées et jouées par la promotion 2015 du DEUST-THEATRE de Besançon.
Par la suite, France Culture m’a demandé de refaire un montage de mes scénettes pour l’émission La vie moderne, en cinq épisodes de six minutes. J’ai alors réorganisé mes témoignages en fonction du support radiophonique et de cette nouvelle contrainte de temps.

Violaine Schwartz

24 avril 2017
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