Contretemps | Arnaud Maisetti
D’une expérience langue via blog [1]... de son utilisation originale comme outil de travail de la langue… originale parce que dépassant les paramètres stéréotypés du blog, pour en utiliser l’accumulation de matière, l’épaisseur de parole, l’accumulation temps... pour écrire seulement le journal du temps passé à lui résister…
explications par son auteur...
Contretemps –
patiemment le chaos
Il me faut une année pour faire l’histoire d’une minute.
Il me faut une vie pour faire l’histoire d’une heure.
Il me faut une éternité pour faire l’histoire d’un jour. »
Charles Péguy
« Contretemps :
1. Inopportunité.
2. En musique. Se dit lorsque le silence se fait sur le temps fort.
3. En grammaire - ou musique. Qui se dit de tout accent qui tombe où il ne doit pas tomber. »
Quand le silence tombe sur le temps fort – quand un contretemps empêche le temps d’arriver, et le repousse (jusqu’où ?), ne pas en rester là, poursuivre le chaos, ce n’est pas le chasser, ce n’est pas faire l’inventaire du temps perdu, du temps retrouvé (et trié), ce n’est pas un journal de bord où rédiger les tâches à exécuter, les devoirs à faire, à donner, ni un journal ordonné du temps réel qui passe, qu’il fait, du temps organisé qui scande les habitudes, ni un journal qui résonne des évènements du jour, qui répète le jour et ses obligations de remplir le temps, et ce n’est pas – comment définir cela autrement que par la négative, en résistance, en effort d’écarter le temps justement, de s’en écarter pour prendre dans l’intervalle qui s’ouvre, la tangente, effort de déborder le temps, comment le dire autrement que comme un débordement – contretemps depuis juillet dernier – et pour un temps indéterminé – prolonge le contretemps d’ici et maintenant, où je suis, où je n’écris pas vraiment (je suis à la dictée), prolonge le jour, le temps, la nuit passée à la passer – mais le journal du temps qui passe n’a de sens que rapporté au temps qui dure, se prépare à passer : cet espace blog, à l’opposé des blogs de conscience qui se vomissent dans le moi-je des intimités exposées : à l’opposé des avis, des témoignages, des fausses communautés fabriquées et imposées, cet espace pour tenter de produire du temps qui ne se passe pas – mais se donne, s’arrache ; non pas écriture impuissante à l’arrêter, mais comme impuissance même de faire croire à un arrêt possible – « impouvoir à cristalliser inconsciemment, le point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit » (Artaud) – écriture qui se succède jour après jour, dans la succession concédée au formalisme incontournable du blog (un jour après l’autre, c’est comme les vagues, comme les étoiles), dans la soumission de cette superposition étrange qui rejette au plus bas le jour précédant, conduit chacun à créer la relation de l’envers même de l’ordre : le deuxième texte ouvrant la série pour laquelle le premier est strictement la répétition du suivant davantage que son amorce (le jour suivant n’est pas venu) – image du jour effacée derrière celui qui le précède et sous celui qui le suit, image du souvenir qui fonctionnerait moins par accumulation que par enchâssement, moins par coordination que par juxtaposition, comme une fabrique de dépendance ultérieure – dans l’écriture se joueraient les mêmes enjeux, exigence de cesser de parler de soi ; ici se lirait le contraire du compte rendu pour celui plus modeste, de procès verbal du temps en cours, du temps résisté, résisté au temps même qui lui fait croire à sa production souplement organisée selon un ordre chronologique (illusoire et magique) : le temps n’est pas une corde raide, mais une profonde perforation par tous les sens déclinée – alors écrire, épouser les mouvements de ce creuset qu’est véritablement le temps, galeries souterraines qui se croisent, perforent le sol, et se croisent, se rejoignent (et se croisent) : le souvenir ne dépend pas d’une remontée, mais d’une relation qui croise le monde avec le regard porté sur lui comme une ombre contre un mur, comme le bruit contre les parois d’une montagne – ombre portée des pas sur le sol, écho porté sur des distances inimaginables : regard porté sur la vie contre tout ce qui la transforme en succession de jours (causes conséquences abjectes des pensées mortes) ; comment écrire la relation piégée dans le mime de la succession, je ne sais pas, mais trouver un espace où rendre la relation possible à nouveau, relation du temps avec son contraire (la nuit, qui fait durer chaque seconde quand on la veille ; qui crée l’ellipse du temps quand on y dort) ; relation du texte avec les photos prises le plus souvent possible le jour même où le texte est écrit, l’image précédant le texte toujours en ce qu’écrire est ici toujours conditionné au point de fuite possible du temps qui se donne à voir dans sa chute, visible en son éclat, voyant dans ces changements ; relation enfin entre les textes, les textes qui disent les temps forts où tombent les silences, qui creusent ceux où seulement ils s’épuisent, qui interrogent le monde même avec lequel la langue a prise – le monde n’est pas une pierre posée sous mes pas, ni l’outil qui me sert à déplacer les pierres déposées sous mes pas, mais la pierre que je mâche dans la bouche et la cracher ne suffit pas pour écrire, ni semer derrière soi pour retrouver son chemin, (je suis à la dictée), non, en prise avec le monde toujours, comme une paroi verticale, comment grimper, ne pas tomber, si ce n’est s’accrocher de toutes ses forces aux endroits où la pierre offre une résistance, alors suspendu dans le vide, ne pas renoncer à pouvoir dire un peu de ce monde, oui – le raconter, mais ce n’est pas une histoire : pas même des fragments d’une histoire à recomposer – mais dans les moments d’un possible surgissement, à la croisée d’une langue et du monde, d’une langue qui puisse dire le monde chargé soudain de plus d’épaisseur, de plus de poids, d’un monde plongé partout ailleurs dans l’effarement de la compréhension immédiate, connectée, marge de bruit inséparable maintenant de la respiration du monde, de la scansion vitale du monde qui n’existe plus que dans cette force mobile de concentration, n’est justifié que dans la possibilité qu’il a (ou pas) de se communiquer, ici, partout : chaos qui se fabrique tout seul sous nos yeux, et s’organise platement, organise les réseaux, les flux tendus des apports en vies minimales à consommer, les images du chaos sur tous écrans du monde produisent les croyances, les désirs immédiatement satisfaits, les crédits sur le temps donné, et jamais repris, le chaos est sa propre loi, la réalité comme moteur unique de l’histoire – alors contretemps, contretemps encore, contretemps comme journal du chaos, cependant écrire n’est pas donner des informations, mais se saisir du monde, saisir les épaisseurs du monde dans une langue qui puisse le dire, qui puisse faire rendre gorge à cette réalité exhibée – inaccessible – déportée dans les marges du temps et de l’espace – quand le silence tombe sur le temps fort, on n’entend soudain plus le murmure incessant des informations échangées, mais sourdre les attentes, les désirs, ou les peurs, et quand le monde devient le reflet de l’image, on cesse soudain de voir des trottoirs aménagés pour votre confort et votre sécurité, mais des couloirs arpentés en tous sens par la langue qui les creuse, qui les nomme, et avec eux les épaisseurs qu’ils renferment, et ouvrent – patiemment le chaos attendu résiste à se laisser faire par le temps – patiemment le chaos parcouru de long en large, j’écris seulement le journal du temps passé à lui résister.
[1] le blog contretemps est une piste ouverte en parallèle avec la réflexion menée par le collectif persona, productions - site créé en avril 2006, et plate-forme de création et de réflexion sur le contemporain, interrogeant le monde et l’art sans hiérarchie d’aucune forme (productions plastiques, photos, vidéos, musiques, textes, fictions, théoriques, critiques, transversales...)