Denis Montebello publie (février 2007) Le diable, l’assaisonnement au Temps qu’il fait
Depuis toujours, je tiens Denis Montebello pour un gourmand ; et c’est la nature de son rapport à la langue, à ses origines, et à l’écriture, qui justifie en ces domaines savants un tel qualificatif.
("Gourmand" : l’étymologie en est obscure d’après Alain Rey, avec peut-être un rapport au gosier par un lointain « calamus », trachée artère… et plus tard pipeau en Auvergne ; et qu’en penseras-tu, Denis, toi qui t’attribues l’adjectif en ce dernier livre, dans ton alerte roman de l’angélique, et qui te veux « archéologue cueillant, recueillant les traces. Les fossiles qui s’incrustent dans notre présent, [et] tant pis si nous mettons nos mots dans de faux vestiges »…).
Or voici que notre gourmand de mots se laisse tenter par le « diable, l’assaisonnement », et qu’il nous livre sous forme de chroniques (j’écrirais mieux « chronicques », à la manière du bon François – et qui dira lequel je désigne ici … – pour être fidèle à certaines affinités régionales océaniques, et à certain ton allègre), ses recettes de cuisine et de jardinage, telles qu’elles ont paru en feuilleton, sauf deux, dans L’Actualité Poitou-Charentes, accompagnées, comme ici, de photographies de Marc Deneyer.
Le centre du propos, et même s’agissant de présenter des recettes de plats, comme celle, splendide, des escargots, est celui-ci : il n’y a pas de solution de continuité entre la joie de la cuisine et celle de l’écriture. Gourmand ici et là. Du même ton alerte, on « partage les mots et les mets » ; c’est que manger, comme écrire, est affaire de culture : et « me reviennent ici, dans ce pré, et à propos des jonchées, les mots qui me vinrent aux lèvres, sous la plume, la première fois que j’ai eu mangé (et à parler) de cette chose (…) ». Les mots qui reviennent, sont des vers de Baudelaire…
Du reste, si le diable nous tente, c’est aussi bien avec « des mots dont nous ignorons le sucre » qu’avec des mets, tandis que la culture elle-même, celle du traducteur de Virgile qui sait « transvase(r) les hexamètres en alexandrins », doit parfois en rabattre de ses prétentions, n’en déplaise au « pédant de collège » qu’il se reconnaît être parfois, devant l’efficacité d’une chasse aux escargots, bien moins « aléatoire » que « la cueillette des mots dans le dictionnaire » – n’en déplaise toujours à l’Alain cité plus haut…
Ce doux mélange des genres conduit à beaucoup d’humour alerte.
Et l’on y rencontre au long des pages, dans certains mouvements de phrases, ou dans de drôles d’allusions, d’autres compagnons de culture, compagnons du même pays de sud-ouest, ou encore d’autres grands astreignants, comme eût dit qui l’on sait.
Voyez par exemple passer Montaigne, dans ces allures à sauts et à gambades, et cette manière de prétendre avoir perdu son fil : « Voilà, j’étais parti pour croquer de fameux bois cassés de Saint-Jean-d’Angély, et je me retrouve à croquer la non moins célèbre Madeleine Chapsal. » Voyez encore, je l’ai dit déjà, le bon Rabelais, jouissif et dionysiaque :
Donc si quelqu’un désespérait de ces poirions qu’il allait, une fois de plus, manger bouillis avec du vin, il lui disait que c’étaient pommes pérégrines et que cela le guérirait de sa langueur. Que cet aspect appelait une forme, qu’il réclamait du chèvre. Tourte au fromage de chèvre et sa compote de poirion, qu’en pense le chef ? Et en garniture de gibier ? Ou pour accompagner le magret de canard ? Croyez-moi, croyez mon cher Augustin, de ces petites poires nous faisons, nous autres saints, grand miracle.
Et voyez toujours, c’est à propos de poules qui s’avont jouqué (juché) de boune heure, la confidence pleine d’irrévérence : « Longtemps je me suis couché comme elles. De bonne heure ».
A vrai dire, l’humour peut être aussi sans pitié, comme dans le portrait évoqué plus haut, celui de la « dame de pouvoir » qui se risque à penser en profondeur la différence de nature entre écrivain masculin et écrivain féminin. C’est qu’il faut être féroce aussi quand le plat n’est pas bon, ou douteux.
Surtout, on le sait bien, l’humour est la forme tendre de la sagesse. Il y a beaucoup de tendresse discrète chez Montebello, avec cette distance que permettent de justes aphorismes, comme celui-ci : « Le temps vorace, il arrive qu’on le dévore et que, l’espace d’un repas, on goûte à l’éternité ».
Lisez ce livre de Montebello, pour la joie toute grave, et pour le gai savoir qu’il communique ; je pense encore à Rabelais, à ses « beaulx livres de haulte gresse, légiers au pourchaz et hardiz à la rencontre » : quelque chose de leur belle santé passe ici. Moins leurs violents tohu-bohu et turbulences.
Lorsque Montebello évoque Tertullien – il le lit « le temps que la pâte repose » – ce qu’il dit du Carthaginois lui conviendrait assez bien :
Celui-là parle comme personne de la chair. Et quand il parle de la chair, l’esprit vous vient.
P.S. Alain Veinstein reçoit le 05 juin Denis Montebello pour Le diable, l’assaisonnement.