Écrire s’adresse
Écrire s’adresse. S’adresser n’est pas un verbe intransitif. À l’autre bout du verbe il y a quelqu’un. On ne sait pas qui, ce quelqu’un. Mais il faut qu’il y ait cette possibilité. Sinon ce n’est pas du jeu.
Écrire donc, c’est à l’intention de quelqu’un. J’ai bien dit à l’intention. L’attention, c’est autre chose, ce n’est jamais gagné et ce n’est pas le problème de celui qui écrit. Mais disons que c’est une première réponse sur ce qu’Internet permet : je sais qu’il y a du quelqu’un derrière l’écran, cela incline à être intentionné beaucoup plus concrètement.
J’aime bien ce mot d’intention, ce qu’il unit de volonté, de désir et d’inquiétude.
Du coup je vais dans mon dictionnaire, Trésor de la Langue Française (sur internet), je cherche « intention ». La première signification est chirurgicale. Intention : « action de tendre, d’appliquer les lèvres d’une plaie, pour les rapprocher ». C’est bien ça. C’est bien l’idée que l’écriture, pourtant absence aux autres et à soi-même, permet de rendre proche les deux bords du monde, qui sans cela ne cicatriseraient jamais. Et bizarrement, l’écriture « à distance », parce qu’elle concrétise la béance, aide à la cautérisation. C’est peut-être à cause du rayonnement de l’écran, de cette lumière qu’on reçoit en permanence à être assis devant. Donc oui, seconde réponse, ce qui change bien sûr c’est la mise en lumière.
Écrire s’adresse. S’adresser, c’est parler à l’intention de quelqu’un mais c’est aussi parler avec une intention précise. Je ne vous dirai pas la mienne. J’essaie qu’elle soit bonne, mais je ne voudrais surtout pas qu’elle soit claire. Je ne vous dirai pas la mienne, et cela est ma troisième réponse. Écrire internet ce n’est pas écrire au net. C’est même tout le contraire. Bien sûr, c’est travailler sur ce double réglage, de la mise en lumière et de la mise à distance. Lumière, distance : on arrive à l’idée de transparence. Écrire internet, c’est passer son temps à se demander quelle transparence on recherche. Ce n’est pas ma transparence que je recherche.
C’est là que je reviens au début. À ce quelqu’un, condition de l’écriture. Ce quelqu’un, c’est sa transparence à lui que je recherche. Ou plus exactement, l’exact inverse de sa transparence. Son verso, en quelque sorte. Il y a un terme pour cela, ça s’appelle l’absorbance : ce qu’une matière conserve de ce qui la traverse, et qui fait justement, qu’à ce qui la traverse, elle n’est pas complètement transparente.
Voila ce qu’Internet apporte à l’écriture : ce qui y était déjà, mais qui trouve là les possibilités d’une actualisation plus intense.
L’intention mais pas l’atteinte.
L’absence mais pas la distance.
La lumière mais pas la transparence.
Dit comme ça, on pourrait croire que c’est une préoccupation romantique.
Alors disons le autrement.
Disons qu’écrire Internet, j’aimerais que ça signifie, écrire dans un espace public. Un espace ou se réunir, sans avoir a montrer patte blanche sur qui on est et ce qu’on veut. Pas de transparence. Un espace ou les individus soudain se rapprochent, se reconnaissent comme personnes. Pas de distance. Ou cette proximité neuve n’est pas aussitôt dévoyée en décryptage, ciblage, vente. Pas d’atteinte. Dit comme cela, peut être qu’on voit mieux que c’est aussi une question politique. Et que cette question, c’est : ce que l’écriture change à internet.
(Image : Francesco Caïro, Saint Sébastien soigné par Irène, détail - actuellement visible au Louvre dans l’exposition, Des visages, des corps de Patrice Chéreau.)