Emmanuel Ruben | Largo Portugal, 1
Porto Tango
Ah, qui sait, qui sait
Si je ne suis point déjà parti, autrefois, avant moi-même,
D’un quai ; si je n’ai point déjà quitté, navire au soleil
Oblique de l’aurore,
Une autre espèce de port ?
Pessoa (trad. D. Touati)
Première impression, dans le tramway flambant neuf qui nous ramène de l’aéroport et se traîne lentement vers l’est, en direction du stade de foot : celle d’un finisterre oublié, où les cochons broutent des pneus de bagnole, où les poules picorent des pots d’échappements rouillés
Puis, une fois sorti du métro, à ciel ouvert enfin, celle d’être quelque part au large déjà, au large de l’Europe, au large du Nord et des affaires ; la dernière fois que j’ai senti la caresse de ce soleil voilé, vu cette brume adolescente, humé cette odeur de guano, c’était à Lima, le matin, quand la ville dort encore sous l’ouate iodée du Pacifique,
Et si c’était justement vers l’océan – vers l’Atlantique évidemment, son horizon, son destin, sa perte – que file ce grand boulevard qui déboule en pente raide entre des immeubles vétustes et délabrés ?
Non, ce doit être le Douro qui se tapit là-bas dans la grisaille ; mais le vent de l’Atlantique s’engouffre alors, qui hisse les cris des mouettes et les rires des goélands ;
Serait-ce le sel marin qui a rongé les immeubles et lézardé les murs ?
à moins que ce soit une sorte de lèpre ou de rouille, celle qui mange l’Europe en crise et nous porte à ses lisières, dans le vagabondage imprévu des vacances scolaires ?
Tant d’étages à l’abandon, tant de toitures qui s’effondrent, tant de charpentes mises à nues, dans cette ville où les poutres sont apparentes non par coquetterie mais par paresse, abandon, délaissement, la mousse et l’herbe perçant de toutes parts et grignotant les murs ;
Certaines demeures sont à l’état de ruines ; le puzzle inachevé – disloqué ? – des azulejos s’inscrit en pointillés sur leurs façades ;
au point qu’on se demande si ses habitants ne l’ont pas désertée, cette ville sans fards, déglinguée, dégingandée – cette ville insolente et revêche d’être encore si belle malgré tant de dégâts
Par où commencer ? Dans quelle langue et par quel moyen dire ce qui survient ici sans crier gare ?
il faudrait que la phrase épouse cette cadence péninsulaire
il faudrait renoncer une bonne fois pour toutes à la belle orangerie de la grammaire et à la frivolité des métaphores
il faudrait savoir balbutier dans cette langue qui mâche la chair de ses voyelles
batatas fritas batatas fritas – mais où donc ai-je entendu ces mots ? qui les a prononcés pour moi la dernière fois ?
Porto, Porto, petit retour en arrière de quelques jours ; et si nous étions venus – contrairement à la légende tenace des invasions barbares – de ce débarcadère enchanté de l’Europe ? Qui voudra bien se souvenir des exils ibériques ?
voici Praça dos Poveiros, à l’est de la ville : entrons dans ce troquet où l’on boit de l’agua ardentepour un euro et de la sangria pour deux ; le barman vous servira tout sourire en versant la moitié de la bouteille sur le zinc ; il aura compris tout de suite à votre air hagard qu’il vous faut la plus pure des gnôles pour faire barrage aux larmes qui viennent avec la mémoire de ces mots, de ces visages,
en apéritif il vous proposera des accras de morue, du fromage de brebis, une tranche de cochon de lait ; l’eau ardente avalée cul-sec, le cœur revigoré, on s’enfoncera vers la vieille ville dans le zigzag des ruelles, entre les mosaïques d’azulejos ; les églises se feront face et se mitrailleront à coups de rococo ; les chats détaleront sur notre passage ; on se demandera où est passé le Douro, où s’est retirée la mer avant de
tomber
place de la gare, à flanc de paroi, sur les quais bondés, au bord des rails qui ne peuvent mener que vers l’est, les ports sont des cul-de-sac pour qui voyage en compartiment, dans les wagons-nuits de l’Europe étoilée ; les voies s’enfoncent sous la falaise ; partir d’ici se fait dans l’aveuglement des tunnels et le hurlement des aiguillages, les vieilles baraques décaties dégringolent en pavoisant – pourquoi tant de drapeaux, pourquoi tant de banderoles quand le linge suspendu suffit à barioler les rues ?
plus loin, le panorama sur le Douro, inutile de le décrire, trop de touristes, trop d’ors, trop d’enseignes, trop de clinquant, la splendeur arrogante d’un Portugal révolu et puis le goût de chagrin du porto blanc – lagrima branco – aura tout dissipé
alors il faudra remonter les ruelles
et se demander
depuis quand n’ai-je pas éprouvé ce sentiment de marcher dans une ville taillée au hasard ? Depuis quand n’ai-je pas déambulé dans une ville aux mille recoins habitables, tracée sans plan ni précaution, sans ordre ni hiérarchie ? Depuis quand n’ai-je pas arpenté une ville où le chaos du dehors s’accorde au chaos du dedans,
ici, quelque chose, à tout instant, peut vous arriver
ici, labeur et repos n’ont pas encore tout à fait divorcé,
ici l’on sent bien que chacun pourrait disposer d’une heure pour vivre, une heure pour travailler, une heure pour prier
Senhora da Boa Fortuna
mais c’est peut-être une illusion de voyageur gaga, l’utopie d’un touriste anonyme qui me passe à travers la tête et me hante
alors, pour en avoir le cœur net, il faudra revenir, le soir, sur les mêmes lieux,
Praça dos Poveiros, à l’est de la ville – à l’est où vivent toujours les peuples
observer, apprendre, écouter la rue bruire et laisser les mots venir, affluer
s’asseoir au hasard à la terrasse d’un bar où l’on danse le tango pieds nus dans la nuit qui tombe ici plus tôt
boire des bières ou du vinho verde en songeant à l’avenir
laisser son cœur se lézarder au souvenir de l’époque où la vie dansait
c’était à Taksim, dans les milonga d’Istanbul
vade retro saudade
regarde plutôt cette fille en pantalon, cheveux châtains, grand front pâle et dégagé, queue de cheval qui lui fouette le creux des reins ; elle a perché son bras sur l’épaule de son partenaire, elle danse avec l’air de s’ennuyer d’une princesse hautaine,
tout le contraire de sa voisine, une brunette qui se trémousse un peu trop dans sa robe rose et sautille et bat le pavé avec entrain, la cheville ceinte d’un bracelet de pacotille ; elle agite ses petits bras, emplit l’air de fioritures, celle-ci a trop l’air de s’amuser ; il y a de la grâce, tout de même dans ses manières, qui se rompt soudain lorsqu’elle relève un pan de sa robe et pince sous le tissu sa culotte, qu’elle rajuste d’un geste assuré
à l’aube on remontera de nouveau la rue, les putains nous souriront, les femmes accroupies sur le seuil nettoieront les azulejos, les prix des morues cuisinées à toutes les sauces seront affichés sur les vitrines des restos,
Une femme juchée sur un muret nettoiera le capot de sa bagnole constellée de guano à coups de serpillère et à grands renforts d’eau de javel
mais où vont tous ces cyclistes qui gravissent les rues pavées à dos de VTT ? Mais où vont tous ces Sisyphe heureux sur leurs machines chromées ?
Il faudra bien le franchir, le Douro
Et t’embrasser du regard,
Porto, ville en suspension, ville verticale, ville trouée d’intervalles
Tu n’as pas besoin de gratte-ciels pour chatouiller les nuages ; des clochers par milliers en revanche, et ces petits puits de lumière, tant les murs se touchent et les fenêtres sont rares, qui disent que la ville a besoin de respirer dans sa volière
Beauté panique et torturée, Porto, tu t’agrippes à ton double pont de ferraille,
Immense viaduc en travers de la ville qui vous fiche le vertige et la frousse quand arrive le tramway roulant à fond de train sur le toit défoncé des bicoques et le tapis violet des volubilis
ne pas regarder, non ne pas regarder l’estuaire à pic sous nos pieds
fumer un bon joint plutôt
et penser, Porto, que toutes les villes d’Europe devraient t’imiter – tourner le dos au Nord qui tue, s’ouvrir au vent salubre et se laisser glisser, lentement, dans l’ivresse océane.