En attendant le happy end

Longtemps, j’ai fait comme si je n’avais pas de père puisque le mien, ma mère en avait peur. Ce qu’elle craignait par-dessus tout, c’était qu’il nous arrache à elle, ma sœur et moi, car il avait déjà obtenu la garde des trois enfants issus du mariage précédent et qu’il réussirait à obtenir la nôtre si ma mère sombrait. Ce fut une obsession telle que cela arriva, que ma mère sombre, même si le danger « mon père », quand elle sombra, bien des années plus tard, n’était plus d’actualité. On peut même dire que tant qu’existait le danger « mon père », ma mère fit de sa vie un combat. Elle ne sombra qu’après, une fois le danger « mon père » écarté, alors qu’elle devait sauver non plus ses filles mais elle-même.

La situation, du coup, fit qu’elle se passa du soutien de mon père et masqua ses difficultés.

Elle avait peur de ce qui aurait été la preuve poussée à l’extrême du fait que mon père ne pouvait vivre sans nous, ses filles. Ce qu’elle redoutait et que par extension je redoutai aussi, c’était l’amour fou de mon père. L’amour fou de mon père pour ses filles aurait détruit ma mère, l’amour fou.

Je faisais donc sans père la plupart du temps.

Et quand je descendais voir mon père dans le Sud lors des vacances scolaires, j’emportais toujours la peur de ma mère avec moi. À peine avais-je retrouvé mon père que la peur de ma mère faisait place à la tristesse de mon père. [La peur de ma mère et La tristesse de mon père étaient mes pagnolades à moi]. Mon père était triste, triste au petit-déjeuner, triste quand nous arrivions, triste (de la pierre) quand nous partions, un truc, là, comme de l’enduit à papier peint restait collé sur son visage. Triste avec des yeux bleu acier tristes derrière des lunettes tristes et avec sa barbe triste et sa collection de westerns et son disque de Stan Getz en boucle et ses diapositives sur lesquelles nous, ses filles, étions partout, comme celles avec nos casquettes Caisse d’Epargne durant je ne sais quelle fête de l’Huma ou celles des vacances en bateau quand, dans la douceur du soir des criques espagnoles, il jouait des airs tristes au saxophone. Mon père était rendu très triste par son amour pour nous.

La tristesse de mon père faisait peur : j’aurais tout fait pour la voir disparaître même si rien ne pouvait l’empêcher. Et ce constat stoïcien : les choses douloureuses sur lesquelles on n’a aucun pouvoir, mieux vaut s’en préserver, je n’étais pas en mesure de le faire.

Mon père, c’est simple, était plus triste que Jean Rochefort présentant les Aventures de Winnie l’Ourson.

Après les vacances tristes dans le Sud, de retour en Auvergne, je n’aurais manqué Winnie l’Ourson pour rien au monde car dans les sourires tristes de Rochefort durant le générique de Winnie [l’acteur traversait-il une sale période ? Était-il mortifié d’avoir à présenter une émission enfantine ?], il y avait même si filtrées par la tristesse une joie et une douceur, comme avec la nostalgie, une joie et une douceur légèrement empêchées, celles que je guettais sur le visage de mon père quand il nous recevait alors que nous n’étions plus ses filles au quotidien, celles-là mêmes que mon père ne laissait jamais ou si rarement affleurer. J’aurais voulu que, pareil à celui de l’acteur-présentateur, le visage de mon père s’éclaire, qu’un mouvement ascensionnel des muscles zygomatiques découvre ses dents. J’acceptais sa tristesse de Jean Rochefort mais qu’un sourire l’efface aussitôt parce que la tristesse, ça va bien cinq minutes.

Dans l’un des épisodes de Winnie l’Ourson actuellement visible sur le Net, Rochefort, s’adressant au public virtuel des téléspectateurs, interroge : Avez-vous déjà eu un problème et découvert qu’en en parlant, vous vous sentiez mieux ? Moi, ça m’est déjà arrivé.

Voilà. J’aurais voulu que mon père soit comme Rochefort et qu’il se sente mieux, bon sang, qu’il ait ou non parlé de ses problèmes peu importe, mais qu’il se sente mieux, parce qu’alors tout le monde se serait senti mieux et que ma part de tarte aux pommes industrielle achetée chez Montlaur je l’aurais mangée sans dégoût pour la nappe de gélatine posée dessus, flasque et homogène comme de l’enduit à papier peint. J’aurais voulu que ce soit mon père le narrateur de ces histoires qui, toutes, dans la forêt des rêves bleus, connaissaient une fin heureuse que leur titre, d’ailleurs, n’annonçait pas toujours : Porcinet ne chante plus, Des carottes des carottes toujours des carottes, Petit Gourou s’est perdu ou Ne jamais se décourager.

Mais dans la forêt des rêves de mon père, l’histoire suivit un dénouement moins Disney et servit à mon père de justification rétrospective. Cette histoire s’intitula : Se voir moins pour souffrir moins.

L’épisode de Winnie l’Ourson actuellement visible sur le Net concerne une mésaventure de l’âne Bourriquet.

L’âne Bourriquet a un problème.

Son problème, c’est que personne ne l’écoute.

Puisque personne ne l’écoute, l’âne Bourriquet n’a quasiment aucune chance de résoudre son problème qui est de n’être écouté de personne.

L’impasse paradoxale en forme de syllogisme à l’origine du coup de cafard de Bourriquet trouve bien sûr un dénouement positif : la petite troupe d’amis réunis autour de Winnie prend soudainement conscience du chagrin épais de Bourriquet, parti en solitaire errer, maudit, dans la forêt des rêves bleus. Bourriquet, retrouvé par ses amis, est fêté en chanson. Et à l’époque naïve de mes sept ans, ce happy end agissait comme le sourire sous la moustache de Rochefort, avec la force du soulagement : certes, les ressources pour ne pas sombrer étaient aléatoires, magiques parfois, mais pour que tout s’arrange, un petit rien, pas grand-chose, allait immanquablement se produire.

« La stagiaire de l’été 2011 ». C’est ainsi que je suis désormais réduit à l’appeler auprès des personnes qui m’entendent de temps en temps en parler. Oui, car il m’arrive d’en parler encore, pas souvent, mais parfois. Après l’avoir appelée (pendant la durée de son stage et selon toute logique) « la stagiaire », puis (après qu’ont pris fin son stage et avec lui mes possibilités de la voir autrement que lorsque, de temps à autres, elle rendait visite à ses anciens collègues) l’avoir appelée « la stagiaire de l’été dernier », j’ai dû me résoudre le 22 septembre 2012, premier jour de l’histoire du monde ayant déchu l’été 2011 de son statut d’ultime été, à appeler « la stagiaire de l’été 2011 » la stagiaire de l’été 2011.

C’est parce que l’esprit de Jean-Pierre Marielle n’est pas venu dicter ma conduite à certains moments cruciaux que j’en suis là. Si l’esprit de Jean-Pierre Marielle avait guidé mes paroles et mes actes lorsque, ébranlé par le sentiment du ridicule ou de la grossièreté, je m’adressais à la stagiaire de l’été 2011, lorsque je lui offris un café à la machine du deuxième étage quelques fois, ou l’invitai même à descendre fumer une cigarette en ma compagnie à deux ou trois reprises, sans parvenir jamais à me défaire de mon empotement toutefois (comme quelqu’un qui, après s’être jeté à l’eau, tomberait à l’eau, en effet, mais ne se mettrait pas à nager), si alors l’esprit de Jean-Pierre Marielle m’avait atteint, et m’avait animé de la caractéristique force d’aplomb viril qu’il autorise, c’est Aurélie que j’appellerais la stagiaire de l’été 2011 lorsque je parle d’elle. Car alors nous aurions vécu une inoubliable histoire d’amour. Et on n’appelle pas « la stagiaire de l’été 2011 » la personne avec qui on vit ou a vécu une inoubliable histoire d’amour. On l’appelle par son prénom. En l’état de mes relations avec la stagiaire de l’été 2011, si je parle d’elle à quelqu’un en la nommant Aurélie, on croit que je parle de quelqu’un d’autre, ou on ne voit pas de qui je parle.

Je revois la scène se répéter, à trois reprises, la même, les dernières fois que je l’ai vue. C’était après l’été 2011, lors des fameuses, je les ai mentionnées, visites à ses anciens collègues — visites qui furent trois. Radieuse et ravissante comme à son habitude (« un véritable rayon de soleil » comme on dit, et comme j’ai d’ailleurs entendu plusieurs personnes le dire à son sujet, et je ne les aurais certainement pas contredites, même si je ne pipai mot les entendant le dire), elle s’arrête pour me parler, me demander les dernières nouvelles, et je me promets de lui proposer que nous nous voyions en dehors de ces circonstances, et qu’afin que ceci ait lieu, nous échangions nos numéros de téléphone. À chaque fois, j’échoue, à chaque fois elle a ces paroles que je reçois comme une permission d’échouer, ou plutôt comme une permission de remettre la réussite à plus tard : « Je repasse bientôt de toute façon ». Je lui demanderai la prochaine fois. La dernière fois qu’elle m’a dit qu’elle repasserait bientôt, la dernière fois que j’ai échoué à être un séducteur moins catastrophique que d’habitude, c’était en juin 2012. Elle n’est plus jamais revenue. Cette fois-là, aussitôt qu’elle a quitté le hall, radieuse et ravissante comme à son habitude, ses boucles lissées pour une fois, « un véritable rayon de soleil », comme on dit, j’ai instantanément émis cette plainte à moi-même, j’ai formulé les mots dans mon esprit, j’en ai articulé mentalement les syllabes : « esprit de Jean-Pierre Marielle, pourquoi n’es-tu pas venu ? »

23 mars 2013
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