Don Quichotte prend un bus direct

Lorsque je suis sorti du supermarché, un sac de courses à la main et des idées noires dans la tête, écrasé par l’idée ravivée que, chaque jour ou presque jusqu’à mon dernier, il faudrait que je m’acquitte du devoir de m’alimenter, j’ai compris que je devais couver une petite dépression.

Manger, ça peut demander un effort. Devoir le décider, surtout. Une fois qu’on y est, si ça a bon goût, on y arrive. Surtout si l’emballage est pourvu d’une ouverture facile. Et s’il y a des tomates. C’est bon, les tomates. Ça peut se manger cru.

Le plus désespérant, c’est toutes ces choses dont on ne peut dire que, puisque c’est fait, ce n’est plus à faire. Il faut remanger, encore et encore. Si on pouvait manger une bonne fois pour toutes, ce serait différent.

Tout ce qui doit être fait mais, ayant été fait, devra être fait encore et encore, sans issue ni solution, j’appelle ça : du travail.

Qu’est-ce qu’il faut à quelqu’un pour qui le simple fait d’aboutir au terme de chaque jour constitue déjà en soi une épreuve, à quelqu’un que l’angoisse et le découragement clouent sur place ? Un ami, par exemple, pour commencer. Quelqu’un qui saurait trouver les mots pour que les choses prennent une autre apparence que celle d’un gouffre où perpétuellement sombrer en vain.

Peu après avoir fini ses années au Conservatoire National d’Art Dramatique, Jean Rochefort est au plus mal. Il broie du noir, enfermé chez lui. Il a une carrière à faire, mais avant même d’envisager de pouvoir la mener à bien, déjà les premiers pas lui semblent être une montagne impossible à gravir. J’imagine qu’il sent aussi que ces premiers pas ne peuvent avoir de sens que s’ils sont suivis d’une infinité de pas suivants.

Un jour, débarque un ami du Conservatoire, celui qui va trouver les mots. C’est Jean-Pierre Marielle.

Des mots que trouve Jean-Pierre Marielle, ceux qui atteignent la cible ne sont pas ceux qui énoncent les bonnes raisons d’agir, mais ceux qui disent une possibilité de le faire. Marielle arrive à 14h pour convaincre Rochefort qu’une certaine audition est parfaite pour son ami. Il le fait répéter, il essaie de le persuader de s’y rendre, en pure perte. Rochefort ne se sent pas la force. C’est vers 17h que Jean-Pierre Marielle prononce les paroles qui font céder Jean Rochefort.

Les paroles qui rendent cette audition possible, l’information qui fait basculer la situation : « le bus est direct ».

Tout à coup, la découverte d’une plus grande facilité concrète que ce que l’on avait imaginé donne la possibilité de commencer. Au moins, pour se rendre à l’audition, il n’y aura pas de correspondance, ni de trajet compliqué ou à rallonge. Le bus est direct. Un peu de lumière perce les nuages, et on peut ne plus penser à la suite, et commencer par ce qu’on sait être simple.

Jean Rochefort se rend à son audition, il prend le bus direct, et il la passe avec succès : il intègre la compagnie Grenier-Hussenot, où il passera sept ans, de 1953 à 1960. C’est là qu’il commencera à bâtir sa carrière de comédien, et sa réputation d’interprète remarquable, solide tant dans les drames que dans les comédies.

Dans les moments de désespoir : commencer par chercher où mènent les bus directs, les actions simples qui ne coûtent pas, puis voir la suite immédiate.

Jean Rochefort aura été un magnifique Don Quichotte.

Quand l’acteur français arrive sur les lieux de The man who killed Don Quixote, projet du réalisateur naturalisé britannique Terry Gilliam, dont le tournage démarre à Madrid en 2000, le doute de ne pas être en mesure d’incarner le Chevalier à la Triste Figure se manifeste par un besoin insatiable d’être rassuré. Tous les bus directs sont bons à prendre et sept mois durant Jean Rochefort a appris l’anglais. Mieux, il découvre avec enthousiasme qu’une légère prothèse viendra se poser là, sur son nez, pour l’espagnoliser.

Les grands timides deviennent superbes à force de se sentir pitoyables et leur rire, qui a la fulgurance du jet de vapeur lâché par la soupape des cocottes-minute, fait jaillir en simultané, grâce à une vitesse cathartique, les pensées et les émotions. Car oui, comme dit le philosophe Miguel de Unamuno, les sentiments sont des pensées sous commotion — et les meilleures répliques reviendront toujours à Charlie Chaplin ou Buster Keaton. À quelques jours du premier clap, Jean Rochefort fait des blagues, mais dans les essais filmés, son regard révèle des éclats de folie semblables à ceux que Sancho Panza entrevoyait dans les yeux de son maître. En le choisissant, lui, l’arlequin frenchy, Terry Gilliamn n’a pas foiré son casting.

Le film s’intitulera The man who killed Don Quixote, aussi Rochefort tombe malade. Une infection de la prostate est diagnostiquée, Gilliam s’impatiente : Certes, Don Quichotte souffre aussi, mais Rochefort a signé un contrat. Les producteurs tentent une explication : C’est une métamorphose, Terry, un processus ! Pour Gilliam, Don Quichotte est un homme qui vit sa dernière chance de mettre le monde à hauteur de ses rêves. Après la déconfiture financière du Baron de Münchhausen, le réalisateur sexagénaire ne peut se permettre un nouveau fiasco.

Hélas, dès les premiers jours, les catastrophes s’accumulent. Au-dessus du lieu de tournage, des vols de F16 de l’armée de l’air américaine parasitent la prise de son (cet incident n’est pas sans rappeler l’achat calamiteux de la maison de campagne située à proximité d’un aérodrome dans Nous irons tous au paradis). L’agent de Vanessa Paradis, censée incarner Dulcinée, refuse toute flexibilité de planning. Pour masquer sa douleur, Rochefort multiplie les grimaces à chaque descente de cheval. Enfin, lorsque les éléments se déchaînent et qu’une vraie tempête détériore les décors naturels, un vent de panique (rien de plus communicatif que la panique) se propage au sein de l’équipe.

Ça y est, Rochefort somatise pour de bon. Il ne voit rien venir. Nul Marielle à l’horizon. Gilliam a dit tout à l’heure que ce tournage n’offrait pas plus de sécurité affective que de sécurité. Sur le contrat, aucune clause en effet. En cas de dissolution lente et irréversible d’un individu, rien n’est clairement stipulé, si ce n’est qu’un vol circule de Madrid à Paris. Il est direct. Rochefort s’envole — va-t-il pour autant renoncer ?

THE SHOW MUST GO ON, pas de phrase plus conne, tout le monde en conviendra. THE SHOW MUST GO ON, du volontarisme à paillettes, du tragique à la petite semaine. THE SHOW MUST GO ON, un truc gnangnan pour midinettes. L’acteur est fatigué. THE SHOW MUST GO ON. Et puis quoi ?

Il faut naître dans La Manche pour ne pas être rattrapé par la réalité. Putain de réel. Putain de réalité.

Hernie discale, le second diagnostic est tombé. Rochefort ne peut nullement regagner le tournage. Pour les assureurs qui ne relèvent pas l’absurdité langagière de leurs clauses contractuelles, il s’agit désormais de savoir si la maladie d’un acteur correspond à un cas de force majeure.

Plus Cervantès se montre cruel envers Don Quichotte, plus le lecteur aime Don Quichotte. L’homme ne doit pas se soumettre au réel (c’est la mort annoncée, ça, de la mort dégueulasse) et Rochefort entreprend son combat jusqu’au bout : face à quelques vertèbres lombaires, la machine Hollywood casse. Le script de The man who killed Don Quixote regagne les tiroirs fantômes de la cinématographie. La performance de Rochefort (dont quelques extraits sont visibles dans le documentaire de Keith Fulton et Louis Pepe, Lost in La Mancha, sorti en 2003 sur les écrans français) nous prouve qu’aucune production de l’esprit, artistique ou philosophique, ne saurait se passer du corps de l’homme, quand bien même celui-ci serait le corps éprouvé d’un vieil acteur familier des déserts brûlés par le spleen.

12 février 2013
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