En compagnie de Juan Gelman
Qu’il vive par ceux qui le lisent, le traduisent, le relisent – vive par ceux qu’il accompagne et accompagnera.
Son chemin fut marqué par l’exil : ses parents quittent l’Europe à l’aube du XXe siècle. C’est en Europe qu’il passera les années de la dictature, tandis qu’en Argentine, ses compagnons de lutte, ses proches, sont persécutés, assassinés.
Son histoire personnelle, évoquée dans les articles qui paraissent aujourd’hui, à l’occasion de sa mort, est tragique et exemplaire. Son œuvre, considérable, s’inscrit dans la lignée des grands poètes mystiques (ou mystiques poètes ?), sans jamais tourner le dos au présent. Se défendant d’ailleurs d’une lecture strictement politique de son œuvre, Juan Gelman affirma : « En repensant à mes livres, je vois que mes poèmes dans leur grande majorité n’étaient pas des poèmes de combat mais d’amour. » Ses poèmes – comme tant d’autres, d’ailleurs – défient toute catégorisation, démontrant l’étroitesse de dichotomies artificielles. (Sa poésie est expérimentale et lyrique, mystique et politique, inscrite dans l’histoire et ouverte sur l’intemporel.)
Juan Gelman est mort. Je me souviens des premières lectures, de ma rencontre avec le « je » vibrant de ses poèmes - « je » endeuillé, déchiré, inconsolable : le père est orphelin de son fils, le compagnon est dépossédé de ses compagnons. Ecrivant loin de sa terre tant aimée, s’adressant à ses morts, privés de sépulture, il cherche un lieu. J’aime imaginer qu’il a rejoint ceux qu’il avait perdus, et dont il égrenait les noms le long de ses poèmes d’exil :
pensando su huesitos cuando llueve / los compañeros
pisan la sombra / parten de la muerte /
circulan en la noche sensitiva /
oigo sus voces como rostros vivos
arder en la mitad de la batalla /caer /subir / quejarse / ansiar amor
como otro amor mejor / están salidos
pero no sosegados / golpean la
puerta de esa prisión o entendimiento /roque extiende su luz o dignidad /
pedro escribe en los muros de la sed /
claudia derrama su hermosura como
de claridad vestida / nada piden
para sí / van desnudos / sangran mundo /
callan de penas admirablemente /
esperan que empecemos otra vez
à penser leurs os quand il pleut / les compagnons
foulent l’ombre / quittent la mort /
circulent dans la nuit sensible /
j’entends leurs voix comme visages vifs
brûler de flammes ardentes au milieu de la bataille /
tomber/ monter / s’affliger / désirer l’amour
comme un autre amour meilleur / ils sont partis
mais non apaisés / ils frappent à la
porte de cette prison ou entendement /
roque étend sa lumière ou dignité /
pedro écrit sur les murs de la soif /
claudia déverse sa beauté comme
de clarté vêtue / ils ne demandent rien
pour eux / ils vont nus / saignent monde /
taisent leurs peines admirablement /
attendent que nous recommencions encore [1]
Poème d’amour – poème de combat – en mémoire des morts – honorant leur mémoire, c’est-à-dire : rappelant leur attente, leur espérance : que leur lutte reprenne. Que nous recommencions. De lecteurs, nous devenons légataires : de cette mémoire et de cette lutte.
Juan Gelman est mort, mais il ne nous laisse pas seuls, nous qui ne l’avons pas connu. [2] Sa poésie, sa voix, sont de celles qui accompagnent. Précisons : sont de celles qui, accompagnées, accompagnent.
Au cœur de son exil européen, dans la solitude la plus âpre, Juan Gelman se souvient d’autres exils, d’autres solitudes : celle des mystiques, loin de leur Dieu, juifs ou chrétiens, celles des expulsés d’Espagne, celle des amoureux délaissés pleurant leur peine au rythme du tango. Il les traduit, les réécrit – il compose. Cela donne un merveilleux recueil, intitulé com/positions, paru il y a peu, en français, dans la traduction de Jacques Ancet. [3]
Aussi, pour finir, un commencement : extrait du petit texte liminaire, qui explique le procédé mis en œuvre dans les com/positions :
j’appelle com/positions les poèmes qui suivent parce que je les ai com / posés, c’est-à-dire que j’ai mis des choses de moi dans les textes que de grands poètes ont écrits il y a des siècles. il est clair que je n’ai pas prétendu les améliorer. leur vision d’exil m’a remué et j’ai ajouté — ou j’ai changé, j’ai cheminé, j’ai offert — cela que j’éprouvais moi-même ; comme contemporanéité et compagnie ? la mienne avec eux ? ou l’inverse ? habitants de la même condition ?
[1] Je cite ici, dans ma traduction, imparfaite, un poème du très beau recueil si dulcemente, écrit durant l’exil, au début des années 80.
[2] J’écris le présent hommage, non en souvenir de l’homme, mais pour évoquer le poète, dont j’ai étudié l’œuvre dans le cadre d’un travail de recherche consacré aux écritures poétiques de la mémoire.