Enseigner l’écriture ?

Eh non, les fac de lettres ne s’y mettent pas, préfèrent continuer d’assister à la lente dégringolade de leurs effectifs.
Eh non, l’éducation nationale définitivement dans le frigo ? Rien à proposer aux sollicitations permanentes des enseignants qui souhaitent se former à l’écriture créative ou approfondir leur pratique.
C’est donc un vrai bonheur de saluer les courageux qui s’y mettent. Cela vient encore une fois du théâtre : l’ENSATT (Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre ) lance un département d’écriture dramatique, et le confie à l’un des meilleurs d’entre nous, Enzo Cormann.
L’un des meilleurs ? Parce que l’ami Enzo, depuis Credo, ce n’est pas seulement des livres et textes des plus denses, mais un engagement de terrain dans sa ville (Grenoble, avec Troisième Bureau
et leur comité de lecture lycéen ou le festival Regards Croisés),un engagement qui s’exprime aussi par le CD audio (récemment "Bruits de l’océan Pacifique à Big Sur" de Jack Kerouac, par Enzo Cormann et Jean-Marie Machado) ou le film...
A suivre sur le site perso d’Enzo Cormann.
Ou, en libre téléchargement sur la page Koltès de remue.net, un inédit de taille : dialogue posthume Koltès / Basquiat / Kent Baker : "la révolte des anges".
Ci-dessous, un document qui sera utile à bien d’autres, l’approche par Enzo Cormann d’un enseignement de l’écriture créative dans le cadre d’une école de théâtre... À déguster - contagion souhaitée.

François Bon


"En octobre 2003, l’Ensatt ouvrira un département d’écriture dramatique,
destiné aux jeunes écrivains désireux de confronter leur travail, au sein d’une école supérieure, à toutes les disciplines composant le collectif artistique théâtral.
Ce département, que j’animerai, vient compléter le dispositif pédagogique de l’école, et manifeste son souci d’une transmission en prise sur l’époque, génératrice de voix nouvelles.
Vous trouverez ci-joint un document de présentation générale, ainsi qu’une fiche de renseignements pratiques sur les conditions d’admission et les modalités du concours de recrutement.
Merci de bien vouloir relayer cette information auprès de celles et ceux qu’elle serait susceptible d’intéresser.
Salutations confraternelles
enzo cormann"

Territoire de l’écriture

par Enzo Cormann
coordonnateur du département

Chaque année, plus d’un millier de manuscrits de textes dramatiques circulent en France, en quête d’interprètes, de producteurs, d’éditeurs. Nombre de ces pièces ont été écrites par des "auteurs d’un jour", décalquées plus ou moins adroitement d’ouvrages en vogue, et dans la seule vue de se conformer aux canons esthétiques supposés de l’époque. Cette masse d’ouvrages ineptes, maladroits ou transparents, tend à masquer l’émergence d’authentiques voix nouvelles, fragilisées par l’inexpérience.
Durant une vingtaine d’années, l’opinion commode selon laquelle il n’y aurait plus de "nouveaux auteurs" en France, s’est largement répandue dans l’institution théâtrale afin de justifier l’abandon très général de la recherche de nouveaux talents. Il semble néanmoins que ce discours, ressassé ad nauseam, ait fini par perdre tout pouvoir de nuisance. Un fort désir de paroles contemporaines, relayé par de spectaculaires initiatives des auteurs eux-mêmes, a redonné aux écritures contemporaines une légitimité prometteuse. De nombreux comités de lecture (comme "Troisième Bureau", à Grenoble) ou festivals consacrés à la dramaturgie contemporaine (comme la "Mousson d’Été", à Pont-à-Mousson) témoignent par ailleurs de l’extrême vitalité de l’écriture théâtrale, ainsi que de la richesse et de la diversité de la dramaturgie contemporaine d’expression française.
Une coupure réelle n’en persiste pas moins entre les écrivains (et notamment les plus jeunes d’entre eux) et les scènes auxquelles ils destinent leurs ouvrages. Cette coupure, outre qu’elle encourage le recours à des productions de fortune, qui ne rendent pas toujours justice aux œuvres (et viennent donc conforter le scepticisme de l’institution), empêche en particulier les nouveaux auteurs de se familiariser par l’expérience concrète avec la réalité de cet art collectif complexe qu’est le théâtre.
Le désir du poète de connaître et de comprendre le collectif artistique auquel il se propose de participer, se heurte donc le plus souvent à la porte close des théâtres. La mise en place d’un "département d’écriture dramatique" au sein d’une école nationale supérieure de théâtre, participe d’un projet plus général de réouverture des théâtres aux (jeunes) écrivains.

"gens de théâtre"

Mais, objectera-t-on, depuis quand faut-il "enseigner" à Arthur ou à Bertolt, à devenir Rimbaud ou Brecht ? Qui a "formé" Roland (Dubillard) ou Thomas (Bernhard) ? Où Samuel et Pier Paolo (Beckett et Pasolini) ont-ils donc "appris" à écrire ? Veut-on un élevage d’écrivains ? un certificat de poète ? une traçabilité des dramaturgies ? Peut-on, doit-on, former (pour ne pas dire : formater) des écrivains ? Ne devrait-on pas, au contraire, surtout ne rien faire ? Ne serait-il pas plus conforme aux visées mêmes de l’écriture dramatique - critiques, subversives - de s’abstenir de toute intervention dans son émergence, ses balbutiements, son affirmation ?... Ces objections classiques, rétives à tout "encadrement" de l’apprentissage artistique sont révélatrices d’une représentation approximative - pour ne pas dire obsolète - des études supérieures de théâtre.
Former des gens de théâtre devrait être la finalité de toute école de théâtre : au-delà des spécialités composant le collectif théâtral, chaque élève est appelé à considérer le geste artistique dans son entier, à le pratiquer dans des conditions professionnelles, à le confronter au public, et à le penser. La collaboration avec les élèves des autres spécialités, ainsi qu’une intense expérience de troupe, permet à chacun d’aiguiser sa personnalité d’interprète, ou de réalisateur, et de s’aguerrir au plan professionnel. La diversité des intervenants et les enseignements théoriques invitent de surcroît les élèves à une réflexion globale et à l’analyse critique.

quelle transmission ?

En somme, le moteur principal des études supérieures de théâtre n’est autre que la fabrique théâtrale elle-même, dès lors qu’elle se prête au triple jeu de l’expérimentation, de la diversité et du retour critique sur le travail en cours.
Ce principe général me paraît devoir inspirer la conception du futur département d’écriture dramatique, dont la finalité sera par conséquent moins la formation, l’enseignement ou l’apprentissage, que la transmission, tant d’un espace de parole et d’invention, que d’une culture de pratique collective.
C’est pourquoi la pièce centrale du dispositif pédagogique, le "moteur" du département, consistera en un collectif d’accompagnement critique des écrits en cours. Autant dire, premièrement, que priorité absolue est faite à l’écriture, chaque écrivain étant invité à définir un projet artistique pour ses trois années d’école ; deuxièmement, que la transmission est envisagée d’abord sous l’angle du questionnement, de l’interrogation des pratiques, davantage que du transfert de connaissances. Certes, l’histoire de la littérature dramatique, comme des esthétiques (et des politiques) théâtrales, viendra nourrir la réflexion (Arthur, jeune premier prix de versification latine, et Samuel, lecteur d’anglais à Ulm et secrétaire de Joyce, s’en retourneront-ils pour autant dans leur tombe ?...), mais des échanges approfondis avec des écrivains, des traducteurs, des passeurs de textes, seront systématiquement préférés à des cours magistraux.
Chaque écrivain effectuera par ailleurs un stage dans les différents départements de l’école, en qualité d’observateur ou de participant, afin de se familiariser complètement avec l’outil théâtral, et d’en saisir de l’intérieur les potentialités (mais aussi les contraintes) expressives.

reterritorialisation

La trop fréquente confusion entre la nécessaire solitude de l’écrivain et son isolement subi, participe de la mauvaise situation générale faite aux jeunes auteurs. On peut bien sûr déplorer que le rôle tenu jadis par les cafés d’artistes, les cénacles, les salons littéraires, et les visites aux "maîtres" (pratiques aujourd’hui disparues) soit désormais dévolu aux écoles d’art - triomphe réifiant de l’institutionnel sur le spontané informel -, comme on peut déplorer qu’il soit désormais plus courant de se connecter en temps réel avec un inconnu vivant aux antipodes que de s’inviter chez son voisin de palier pour partager une tasse de café... Mais la pratique résolue de la pensée collective et contradictoire ne constitue-t-elle pas, précisément, une alternative résistante à l’atomisation sociale ? L’école ne peut-elle pas - ne doit-elle pas - préfigurer l’assemblée théâtrale, où trouve à s’examiner l’état et l’avenir de l’espèce ? L’écriture dramatique n’est-elle pas spécifiquement frappée d’altérité ? L’artiste de théâtre n’est-il pas collectif d’artisans ? En somme, l’école de théâtre ne peut-elle pas œuvrer à la reterritorialisation de l’écrivain dramaturge ? - à savoir : non plus à la périphérie, à la porte, ou à la traîne du théâtre, mais en son sein.
© Enzo Cormann

ouvroirs

La durée des études est fixée à trois ans - une année supplémentaire étant destinée à permettre la réalisation de projets concrets, susceptibles de déboucher sur une exploitation dans le circuit professionnel.
Prolongement du travail d’écriture solitaire, le travail au sein du département est organisé en six "ouvroirs".
1. Le studio : un collectif d’accompagnement critique des écrits en cours (plus sobrement dénommé studio) réunit deux fois par mois, en sus des étudiants eux-mêmes et du coordonnateur du département, des écrivains, des universitaires et des gens de théâtre, recrutés spécifiquement. Ce collectif prend connaissance des travaux personnels des étudiants et procède à des lectures, suivies d’échanges libres sur les écrits en cours.

2. Les grands entretiens : chaque année, un programme de lecture et d’étude d’œuvres d’auteurs vivants anticipe de grands entretiens avec les dramaturges concernés (ou leurs traducteurs). Ces rencontres, très préparées, et d’une durée de deux ou trois jours, sont autant d’occasions d’étudier le parcours d’écrivains riches d’une longue expérience de la scène, susceptibles d’interroger en retour les écrits produits dans le cadre du département.

3. L’atelier de traduction - les correspondances : cet ouvroir, animé par un traducteur de théâtre, se consacrera à des travaux de traduction, de traduction/adaptation, ou d’analyse de traductions existantes. Une partie de ces travaux pourront être le résultat des correspondances engagées avec de jeunes écrivains d’autres pays (soit étudiant dans les départements d’écriture dramatique des écoles nationales, soit à titre individuel). Ces correspondances pourront notamment déboucher sur des traductions réciproques.

4. Les stages : au cours des trois années passées à l’école, les écrivains auront accompli un stage dans chacun des départements de l’ENSATT (jeu, scénographie, costumes, son, lumière, administration ...) soit en observateur, soit en participant.

5. Les enseignements : outre une conférence mensuelle qui traitera des aspects philosophiques de la représentation et de l’assemblée théâtrale, deux cours bi-mensuels aborderont l’histoire de la littérature dramatique, et l’analyse littéraire. Un atelier de lecture (voix, diction, interprétation), et une information diversifiée sur les questions concrètes liées à l’édition, la diffusion et les droits d’auteurs, complèteront ces enseignements généraux.

6. Les productions : chaque auteur aura vu l’une de ses pièces produite dans le cadre de l’école, soit au cours de sa troisième année, soit dans le courant de la saison suivante.

13 février 2005
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