Ensemble et séparés, par Frédéric Lefebvre
Peter Nàdas, La Mort seul à seul ( traduit du hongrois par Marc Martin). Un récit et une histoire. Un récit littéraire et une histoire en images.
Un homme qui se sent mal, solide pourtant mais fragile, qui ne respire plus, respire mal, dans la rue, au café, chez lui, finalement en ambulance, à l’hôpital, en réanimation, à la porte de la mort. Infarctus du myocarde. On saura tout sur les substances à prendre, les raisons des tissus, membranes, la distance du corps et de l’esprit, les gestes de l’équipe, du médecin, la rugueuse humanité de la grande infirmière, la « walkyrie ». Au seuil de la mort, le narrateur voit sans idée, sans pensée, perçoit sans sensation, se voit en renversant la perspective, allongé sur le sol, il nous raconte ce qui ne se déroule plus dans le temps, une vision, une lumière, une grotte étrange et son ouverture asymétrique, une attirance pour l’ombre, une sorte de bataille. Puis une sorte de retour, à nouveau les mains des réanimateurs, la douleur des côtes cassées, le coeur qui recommence, la « walkyrie » toujours debout et le narrateur espiègle, qui le donne enfin, ce fameux numéro de téléphone à prévenir « au cas où... » Vie et mort en bascule, en français dans le texte (rien en hongrois qui vaille le verbe basculer, dit Nàdas).
Il y a derrière tout ça une idée attribuée à Beckett : « Elles accouchent à cheval sur une tombe. » La vision du seuil, du néant, c’est la vision de la naissance, de l’utérus au col, la même ouverture, la sortie du grand corps de la mère, et mourir c’est encore ça, c’est recommencer ce passage. Mais il y a une autre idée, de Nàdas lui-même, écrivain et photographe, attentif aux mots et à la lumière. Adjoindre à son récit une autre histoire vraie, simple et sans façon, une histoire qu’on imagine d’ombre et de lumière, de froid et de chaleur, comme l’histoire du corps malade et mourant. Un arbre - un poirier sauvage, dit une allusion dans le texte - dans sa vie et seulement dans sa vie. Il est là, de la première à la dernière page, alterne avec le texte, le double en vis-à-vis, revient, s’impose, on sent qu’il est là pour durer. Rien à voir avec le récit, pourtant, sinon ce clin d’œil à une histoire de secret à livrer sur son lit de mort, quelque chose de littéraire, un trésor enfoui près d’un grand poirier sauvage ou une histoire de ce genre. Car le narrateur, bien sûr, est écrivain, il a justement des épreuves à corriger, il aimerait bien ne pas mourir avant, au moins prévenir un ami qui saura faire les corrections... Alors l’arbre est glissé comme ça dans le récit, et c’est tout. Le reste, il le raconte tout seul, avec ses feuilles et ses couleurs, sa masse qui s’élargit, diminue, se vide un peu, devient translucide, on voit un autre arbre à travers maintenant, c’est l’hiver, il y a même quelques images de neige. On imagine que c’est la Hongrie, quelque part, dans une propriété. L’arbre ne bouge pas, il gonfle seulement ses joues et ses branches, photo après photo, soir après soir, puis rentre les épaules, laisse passer l’hiver. Ou plutôt, il ne fait rien de tout ça, il est un arbre, pas un homme. Ce n’est pas une illustration, un double du narrateur, seulement une série d’images qui documentent le passage des saisons, un hiver après l’automne, un printemps après l’hiver. Des points, des petites taches lui reviennent, se distinguent mieux : ce sont des fleurs. Des dizaines, des milliers de fleurs blanches qui poussent tout autour de l’arbre, qui respirent, échangent, qu’on imagine pleines de cellules, de tissus, de frontières, de substances. Et c’est là où Nadàs est habile, vraiment poète et vraiment photographe. Dans l’apparente répétition des images, il glisse une bifurcation, un demi-tour, et soudain ce n’est plus une photo du soir, mais une photo du matin (non plus une photo avec la lumière rousse venant de derrière, éclairant l’arbre, mais une photo en contre-jour, l’arbre un peu perdu dans une lueur rose). Une manière de dire avec l’image, de suggérer sans écrire ou prononcer un mot. D’enrichir une histoire d’une autre histoire, et si les deux se croisent c’est presque un hasard.
Bien sûr, l’arbre revit. C’est ainsi qu’on appelle le retour de la sève, le printemps (en Hongrie aussi, sans doute). Et continue son chemin, immobile et calme. Mais Nàdas ne va pas jusque-là. Il n’a pas besoin de mettre les points sur les « i » L’arbre continue, l’homme continue, les feuilles peu à peu remplacent les fleurs. À chacun son histoire. Ensemble et séparés.
La Mort seul à seul de Peter Nàdas, traduit du hongrois par Marc Martin, a été publié en 2004 par L’Esprit des péninsules, maison d’édition qui a cessé ses activités.
Lire aussi la critique d’Emmanuel Favre dans Le Matricule des Anges.