Esteban et la revue Argile
François Bon a rendu hommage ici-même, dans sa note Claude Esteban, un salut à cet "homme debout" dont il faut « lire et relire » les livres.
J’aimerais rappeler aussi, de mon côté, quel fut le rôle d’Esteban dans l’histoire de la poésie des années 70, comme rassembleur et découvreur de puissantes paroles qu’ont recueillies les vingt-quatre numéros de la revue Argile, dont il fut le directeur, depuis l’hiver 1973 jusqu’à la dernière livraison du printemps 1981 dont le sommaire comportait, entre autres, un hommage à Christian Dotremont.
J’ai là sous mes yeux la presque totalité de cette collection, publiée par les soins de Maeght Éditeur, avec cette belle et sobre couverture de Raoul Ubac dont seule la couleur changeait à chaque fois. Le secrétaire de rédaction fut jusqu’à la fin Jean-Claude Schneider, que rejoignit, dès 1978, Noëlle Réveillaud.
Argile est un exemple magnifique de ce qu’une revue de poésie peut révéler, non seulement de l’activité de la poésie à une époque, mais, plus largement, de la vie culturelle et artistique de cette époque, de ses obsessions et de ses ressources, comme aussi bien du rapport étroit que la création poétique entretient avec les autres arts : la peinture, la philosophie, en particulier, ainsi qu’avec le domaine étranger. C’est dans Argile, par exemple, que j’ai lu mes premiers textes de Mandelstam, de Linhartova, de Silvia Plath, de Quasimodo, de Walser...
Comme aussi bien de Guez-Ricord, de Jean-Luc Nancy ou d’Anne-Marie Albiach...
Aligner des listes de noms n’a pas grand intérêt.
Simplement, redire ici que, sous l’impulsion d’Esteban, et peut-être en écho à ce qu’avait pu être, dans les années 60, l’Ephémère, mais avec un sommaire dont le spectre me semble très large, une grande partie de ceux qui cherchaient, dans l’époque, comment parler l’époque, trouvèrent un abri dans la revue.
Je rends, pour conclure, la parole au poète d’Argile [1]
Conjoncture du corps et du jardinXVCe n’est pas moi qui meurs. C’est le monceau
fragile des cellules. Trop de chair corrompue que
la poche du corps n’a pu vomir.
Vindictes du dedans, fourmillements des êtres
minuscules, quand je serai dans l’ombre, vous
vivrez.
Le jardin, à l’écart de moi, simple, salubre.XVILe visage de mon amour a la saveur des feuilles
du platane. Comme elles, il va pâlir. Que serai-je après moi ? J’ai dormi trop longtemps, immobile
dans la moiteur des chambres. Seul avec ce reflet.
Je ne veux pas. Je ne veux pas le voir se perdre
sous la mousse, frissonner contre vous, âmes
cruelles de l’hiver. Je veux m’enchevêtrer, n’être
plus qu’un serpent avec sa bouche. Garder intacts
les gestes de l’amour.Jean-Marie Barnaud14 avril 2006
[1] Revue Argile, N° XXIII-XXIV, Printemps 1981, Dernier numéro de la revue, « Hommage à Christian Dotremont ».