Frankenstein en Ecosse

« Ces discussions et ces lectures suscitant un désir d’imitation, on décida un soir, d’un commun accord, que chacun écrirait une histoire mystérieuse et surnaturelle. Il ne s’agissait plus, dès lors, que de faire appel à cette « ménagerie fantastique du rêve humain qui nous hante en nos cauchemars », pour reprendre l’heureuse formule de Maupassant. Shelley commença sans l’achever un conte inspiré par des souvenirs d’enfance, Polidori rédigea hâtivement les sinistres aventures d’une dame à tête de squelette, et Byron ébaucha un Vampire que le même Polidori devait retoucher et publier trois ans plus tard. Shelley l’ayant vivement engagée à entrer en lice, Mary se mit elle aussi en quête d’un sujet. Elle voulait « un thème horrible, capable d’évoquer les craintes ancestrales de l’âme humaine », quelque chose enfin de plus intellectuel, de plus scientifique que la panoplie gothique du roman noir anglais. « Après une nouvelle conversation sur le galvanisme, rapporte-t-elle, lorsque je posai ma tête sur l’oreiller, je ne pus dormir, et je ne saurais dire alors que je méditais. Mon imagination déchaînée me possédait et me guidait, conférant aux images qui l’une après l’autre surgissaient en mon esprit une netteté infiniment supérieure à celle que revêt d’ordinaire un rêve. Je vis le pâle adepte d’arts sacrilèges agenouillé auprès de la créature qu’il avait formée. Je vis, étendue, l’apparence hideuse d’un homme donner des signes de vie, à la mise en marche d’une puissante machine, et remuer d’un mouvement malaisé... Sa propre créature terrifiait l’artisan qui fuyait précipitamment, frappé d’horreur... Il s’éveille une nuit et ouvre les yeux ; et voilà l’être affreux debout à son chevet, écartant les rideaux et fixant sur lui son regard jaune et vitreux... Le lendemain, j’annonçai que j’avais conçu un conte. Je ne songeai d’abord qu’à écrire quelques pages mais Shelley insista pour qu’il fût développé davantage... Sans ses exhortations, jamais je n’aurais lancé par le monde ma hideuse progéniture. »

En 1818 paraissait enfin à Londres la version définitive de Frankenstein ou le Prométhée moderne. Le succès fut immédiat. On salua dans l’œuvre de Mary Shelley, en dépit de son romantisme exacerbé, un heureux renouvellement de la littérature fantastique, cette « fille de l’incroyance » (Louis Vax). Et cependant les connaisseurs ne manquèrent pas d’évoquer, bien que sur des registres divers, les contes d’Achim von Arnim, Le Château d’Otrante de Walpole, les couloirs obscurs et les passages dérobés de Mrs Radcliff, et même la terreur surnaturelle de l’admirable Moine de Lewis. « Ce livre amoral peut avoir une influence », notait benoîtement la Quaterly Review, cependant que l’Edinburgh’s Magazine affirmait : « On n’a jamais imaginé d’histoire plus terrifiante. »

Michel Boujut, préface à Frankenstein, de Mary Shelley (Editions du Rocher, 10 x 18, 1964).

Dans cette même ville d’Edimbourg, le mythe de Frankenstein est devenu dorénavant l’enseigne d’un pub à étages, installé dans une ancienne église pentecôtiste, mais où l’on n’est pas tenu de boire un whisky dans un crâne fraîchement nettoyé...

Dominique Hasselmann

21 août 2005
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