Grégoire Damon | Mon vrai boulot

Je ne sais pas si Grégoire Damon accepterait la filiation, mais c’est en écoutant une lecture des Carnets de Douai par le comédien Félicien Juttner et réalisant que la modernité de ces textes résident paradoxalement dans son ancrage dans l’époque, car avec le poésie de Rimbaud on boit des bocks de bière, les cafés sont tapageurs, la ville n’est pas loin et la petite bête palpite. Et on a 17 ans ! Que j’ai compris ce qui me plaisait dans Mon vrai boulot.



Un rapport au monde qui ne vient pas s’agrandir avec de l’ineffable ou d’obscures abimes.
L’univers de Grégoire Damon ne surjoue pas, ne dilue pas. Des faits :

souviens-toi c’était avant la crise

(…)

j’avais des mains et tu avais des fesses

ça nous faisait pour l’avenir au moins deux certitudes métaphysiques

Né en 1985, l’auteur a comme de nombreux jeunes de cette génération le blason avec le mot crise cousu dessus.

Pour autant il n’a pas opté pour une posture cynique - l’arme de ceux qui aimeraient que leurs joutes verbales soient une forme de courage.
Grégoire Damon dit. Il nomme :

Les petits boulots, les petites défaites, les petites victoires. Une vie qui pourrait être étroite pourtant quelque chose se veut. Se peut. Agrandir le jour.

Alors chaque matin :

contre ça

rien

rien sauf le matin

Vingt-cinq minutes au mieux

et un stylo

et un carnet

Pas de fioritures. Rien d’alambiqués. Des faits :

moi d’ailleurs

la poésie

c’est venu du fast food

Pas de majuscules, non plus, en début de phrase sauf pour les titres, comme une méfiance devant ce qui veut prendre de la hauteur (une méfiance commune aux auteurs et aussi graphistes nés dans les années quatre-vingt).

c’est pas une vie

c’est un métier


On peut lire dans la revue Décharges n°160 de décembre, les réponses données par Grégoire Damon à la question du saut à la ligne (on peut y retrouver aussi Thomas Vinau également publié par les éditions du Pédalo ivre) :

je reviens à la ligne parce que c’est une question d’humeur ;

je reviens à la ligne parce que la prose c’est divan profond, lumière tamisée, et un étudiant en arts très looké qui vous apporte des cocktails hors de prix, mais on n’ira pas râler, c’est confortable et on va rester des plombes ; parce la ligne c’est un mec dans un PMU qui gesticule au comptoir et ne se rend pas compte qu’il gueule et que le barman est à vingt centimètres.

je reviens à la ligne parce que j’ai la nostalgie des signaux de fumées.


Grégoire Damon - Mon vrai boulot aux éditions du Pédalo Ivre.


Quelques questions à Frédérick Houdaer directeur des éditions du Pédalo ivre (qui a su attirer un large public à ses cabarets poétiques à un jour et une heure assez improbable : le dimanche à 17 h avec le soutien d’une salle de spectacles le Périscope et sans un rond ou quasi).

FS : La poésie circule dans un cercle (malheureusement) très restreint, de nombreuses petites maisons d’éditions tentent de donner voie à des écritures multiples et étonnantes ... Petites par leurs moyens financiers, alors pourquoi l’envie, la nécessité de créer Le pédalo ivre ?

« De nombreuses petites maisons d’éditions » ? Dans le jeu des sept familles de la poésie… La famille de poètes que j’ai le plus envie de défendre (des garçons et des filles qui écrivent en français mais sont bien plus proches de Brautigan, Bukowski, Carver, Ginsberg, Selby que de Bonnefoy et cie), cette famille-là n’est pas aidée par trop de maisons d’édition (taille L, M ou extra-large)… Je peux en citer quelques unes : les Editions des Etats-Civils (dont s’occupe le poète Daniel Labedan), les Editions du Carnet des desserts de lune (dirigée depuis 20 ans par Jean-Louis Massot, en Belgique), les éditions Gros Textes (Yves Artufen), les Editions Le Pont du Change (avec le fort Sternbergien Jean-Jacques Nuel aux manettes), l’excellente (et bien nommée) revue belge « Microbe » (+ de 80 numéros au compteur), etc. Sans eux, d’une certaine façon, pas de Pédalo Ivre. Mais les doigts de mes deux mains me suffisent pour compter ces éditeurs qui (sans subventions la plupart du temps) s’intéressent à ce que font des trentenaires comme Jean-Marc Flahaut, Marlène Tissot, Jean-Baptiste Cabaud, Thomas Vinau… voire à des plus jeunes comme Grégoire Damon ou Simon Allonneau. Ce n’est pas un Pédalo Ivre, mais DIX qu’il nous faudrait ! J’ai cité (volontairement) de jeunes auteurs avec lesquelles j’ai ou vais travailler. Mais il y a aussi des « vieux de la vieille » (Daniel Biga, Pierre Tillmann…) avec lesquels je rêverais de bosser, d’une façon ou d’une autre (s’ils ont un papier-peint à changer chez eux…). Autant de poètes que vous ne risquez guère de croiser lors de « lectures sous les arbres » (et autres infusions poétiques sponsorisées par Télérama, la Camif & Daxon)… « Pourquoi l’envie, la nécessité de créer Le Pédalo Ivre ? ». Pourquoi l’envie de trouver une poche d’air à respirer quand l’on se retrouve coincé sous la banquise ?

Tu sembles dans ta réponse vouloir tenir à distance une certaine poésie lyrique. Comment définirais-tu les textes ou plutôt l’écriture qui provoque chez toi un désir de publication ?

« C’est ça ». Quand je ressens « c’est ÇA », à la lecture d’un manuscrit. C’est ÇA qu’il faut écrire, ici, & maintenant, le corps est là, la voix est là, et la main tendue, je parviens à la voir et à la saisir dans l’écriture de l’autre. Ça n’a rien à voir avec « l’illusion lyrique »… La poésie trop propre sur elle m’ennuie autant que celle systématiquement trash. Lors d’échanges avec des poètes sur un fameux réseau social, j’ai écrit que pour l’essentiel, j’en étais resté à Rutebeuf et à « Albator le corsaire de l’espace »(1). Politiquement aussi, d’ailleurs… Ma réponse (improvisée) était plus sérieuse qu’il n’y paraissait. Bon, une autre définition de la poésie, en trois mots ? « Call me Ishmaël ».

FS : J’ai beaucoup de mal avec le mot poésie qui me renvoie à la récitation de l’enfance et aux anthologies du type poèmes d’amour, poèmes au père etc. Pour toi, c’est quoi la poésie ?

« Poésie ». Il m’a fallu plusieurs années pour me réapproprier ce mot. Le mot « réappropriation », en voilà un qui pointe dans la bonne direction. Ce travail-là, cet effort-là, personne n’en est exempt. Mais pour revenir à « poésie »… Ce n’est pas qu’une affaire de maniement du langage, qu’une suite d’effets de langue. Il faut le corps, je crois l’avoir déjà dit. Le « trop-plein de corps » dans le texte. Je crois que la formule est de Serge Pey. Je crois l’avoir entendue dans sa bouche à la Ferme du Vinatier (dans un centre hospitalier de Lyon) où il faisait une lecture. Un journaliste lui demandait ce qu’était la poésie. Il a répondu par un « ni-ni ». « Ni le discours, ni le bavardage ». Je t’écris cette réponse dans une chambre d’hôtel où, exceptionnellement, je dispose d’une télé (pas de ça chez moi). Je l’ai allumée en en éteignant le son. À l’écran, une jeune ministre répond à un vieux journaliste en évitant de le regarder dans les yeux. La roublardise est des deux côtés. La mort se porte également bien des deux côtés. Deux squelettes reliés par un hareng, comme chez Ensor. Si je n’avais pas éteint le son du poste, je ne l’aurais sans doute pas remarqué. Cela précipite en moi l’arrivée d’un poème. Oui, comme un précipité au sens chimique.

FS : Et dernière question : quelle question aimerais-tu que je te pose ?

Sans réfléchir, celle qui me vient : « Combien sommes-nous ? »

(1) : personnage d’un dessin animé japonais culte de la fin des années 70.

3 janvier 2014
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