Congo d’Éric Vuillard

On a souvent demandé sous quelles conditions (subjectives, historiques) la littérature était possible, au point de pouvoir déclarer — Adorno — que la barbarie nazie l’avait rendue impossible, interdite, parce que complice de l’ordre qu’elle dénonçait quand elle ne se mettait pas explicitement à son service. Indépendamment de savoir ce que chacun déduira d’un tel constat, il est clair qu’aujourd’hui on ne peut plus nier que le document de culture est aussi un document de barbarie, que barbarie et culture communiquent, ce dont la littérature prend acte en se chargeant de dire l’horreur, l’histoire, l’épouvantable histoire de la culture, la guerre, le meurtre, la tuerie organisée, le système d’exploitation de la vie jusqu’à la mort mis en place, aujourd’hui (pensons au nucléaire et au combat que mène actuellement Kenzaburô Ôé par exemple) comme hier, par ceux qu’on appelle généralement les puissants (Éric Vuillard parle de grands singes ou de monstres préhistoriques, pachyrhinosaure, tricératops...).

Dès son premier ouvrage paru en 1999, Le Chasseur, la mort était présente, la traque, la peur et l’inéluctable. Dans Conquistadors, 2009, son quatrième livre, elle sévissait encore, cette fois à grande échelle, au Pérou, à travers les expéditions (admirable polysémie qui confond le voyage et la guerre) de Pizarre. Dans Congo, qui paraît simultanément à La Bataille d’Occident, elle revient hanter chaque phrase, chaque respiration, plomber chaque silence, jusqu’à soulever le cœur, gonfler les poumons et déferler telle un vague sur les rives d’un fleuve.
Si l’affection d’un corps est à la source de tout processus artistique comme de la genèse de toute pensée, c’est davantage du point de vue des effets que j’ai envie d’aborder la lecture de ce livre. Effets sur le lecteur, sa sensibilité, son regard, sa connaissance au sens où l’acte qu’elle implique ne désigne pas tant le fait d’enregistrer des données sur tel ou tel sujet que celui d’éprouver la froideur, le calcul, l’indifférence, la cruauté, la cupidité, la nostalgie ou la trouille liés à une décision politique, une action militaire ou un souvenir d’enfance. Comme si la question n’était pas de savoir ce qu’on va retirer de notre lecture, déduire, conclure, en termes de jugement voire d’action, mais plutôt de partager, de s’associer au combat que représente le frayage de l’écriture dans la jungle des affects et des événements — quand l’écriture s’approche de ce qu’il y a de plus vital en nous, la vie d’autrui, suivie du projet de son anéantissement. Je parle du colonialisme, je parle du livre d’Éric Vuillard qui s’appelle Congo et qui au-delà de tout ce qu’on peut savoir des horreurs consubstantielles à la colonisation de l’Afrique et d’ailleurs étreint, serre le cœur, suscitant la pitié, le dégoût, la rage ainsi que l’éblouissement, parce que la langue est belle et la plume qui trace rivée à une ligne de partage où le pire ne révulse pas sans fasciner, où l’abject sidère, où la mort questionne, dérange, repousse et retient en même temps. Expérience trouble en dépit d’une condamnation franche qui ne vise pas seulement le passé mais accuse également le présent, l’effroi et la honte n’étant que le point de départ de l’écriture, l’émotion première de laquelle le reste découle (c’est la honte d’être un homme dont parle Deleuze et en laquelle il reconnaissait la seule raison d’écrire qui vaille la peine).

Tout commence par la conférence de Berlin de 1884 initiée par Bismarck et conviant les principales puissances européennes autour d’une grande table de dissection sur laquelle repose le corps vivant de l’Afrique. L’un des principaux enjeux de cette conférence tourne autour du Congo, cette région immense qui deviendra la propriété privée (!) de Léopold II, le roi des Belges. Il y est question d’un certain Stanley, explorateur et bon connaisseur de l’Afrique, lequel mettra ses « talents » de négociateur au service de ce projet, perfide parce que soi-disant voué au développement et à je ne sais quelle conception de l’éducation par le fouet et le fusil, l’humiliation et j’en passe. Il achètera progressivement le plus de terres possible aux chefs de tribu africains, de gré ou de force, abattant le corps d’un homme sans plus d’émoi que celui d’un arbre, uniquement préoccupé par sa progression vers l’irréversible. Puis d’un certain Lemaire, d’un certain Fiévez, particulièrement célèbre pour sa cruauté.

« On ne sait pas exactement d’où est sortie sa face hideuse ; certains racontent que c’est Fiévez qui l’édicta ; dans son peignoir crème auquel manque un bouton, se tenant devant sa résidence, à moitié ivre, il aurait proféré cette règle intolérable : celui qui tire des coups de fusil doit, pour justifier l’emploi de ses munitions, couper les mains droites des cadavres et les ramener au camp.
Alors, la main coupée devint la loi, la mutilation une habitude. On a dit parfois que Fiévez avait été pour Conrad le modèle de Kurtz. Mais Fiévez, le vrai de vrai, est bien pire. Fiévez est au-delà de tous les Kurtz, de tous les tyrans et de tous les fous littéraires. Fiévez est une âme véritable piétinée. Mais qui était-il ? Un de ces meurtriers qu’on utilise, un de ces enfants fous employés par la grande machine. »

L’originalité de ce récit ne consiste pas à faire vivre des personnages historiques, à les incarner selon un procédé romanesque connu. Plus exactement à cultiver une certaine distance, à les peindre sèchement, durement, ce qui n’empêche pas l’empathie, voire une sorte de compassion. Un certain mépris domine, un regard cruel et parfois amusé, joueur, pendant des méfaits sur lesquels il s’attarde, comme s’il fallait tordre cette réalité sordide par le truchement de la langue pour la rendre supportable. Ce sont les affects du narrateur qui donnent du relief à l’écriture plus que ceux qu’il attribue aux personnages, grands hommes froids ou aventuriers à moitié fous. Ponctuellement ses réactions face aux photos dont il se sert pour brosser l’histoire. Hideux miroir.
On considère avec effroi des pratiques aussi abominables que celle de la main coupée, sans vouloir reconnaître que loin d’être des accidents elles sont au fondement de l’exploitation des hommes par les hommes (les loups) et des merveilles impériales, des miracles capitalistes. On occulte le crime, vieille rengaine. L’histoire des vainqueurs n’est rien d’autre que l’histoire de cette occultation, mais la domination de l’Occident faiblissant, il semblerait qu’après les historiens, ce soit au tour des romanciers de s’emparer du monstre, afin de faire entendre autrement l’Histoire, de lui faire jouer un autre air, plus proche de ce qui fut, en dépit ou plutôt grâce aux puissances de la fiction. Bas les masques, reviennent à la surface des beaux visages peints les vers qui par en dessous en bouffent la chair.

« Car on est venu au monde à la fois prince et nègre, à la fois riche et pauvre, oui riche à millions ; personne n’est venu au monde autrement que de deux manières. On est venu au monde à la fois prince et nègre, et on le sait bien tout au fond de soi. »

C’est devant cette duplicité que nous met la littérature, pas du côté des juges, mais pas non plus du côté des victimes ou des salauds, quelque part entre les deux, là où la prise de connaissance est blessure, division, là où le châtiment est révolte, promesse de revanche ou de libération, indépendance, là où le destin est ratage et agonie, recommencement.
Si la langue d’Éric Vuillard emporte et touche au plus juste, ce n’est pas seulement en raison de sa beauté mais encore en vertu de sa trivialité. Comme sur une scène ou sur un écran, surgit régulièrement une présence incongrue bousculant un décor qui sans elle risquerait de se figer dans une perfection ou une splendeur qui n’est plus de mise. Face à certaines phrases, certains mouvements, on sent confusément qu’un partage entre haut et bas — langage châtié et langage de la rue —, ne va pas, sonne faux. Au sein de l’écriture, comme au milieu du fleuve, tout se mêle, l’enfant mutilé dialogue avec son bourreau avachi, la boue avec les reflets argentés des poissons venus respirer à la surface, et cela sans qu’il soit question d’établir une hiérarchie, de restaurer un ordre despotique. On peut certainement parler d’une interprétation de l’histoire au sujet de ce livre, mais alors dans un sens particulier qui implique de dresser une carte des affects congédiant la morale.

« Qu’est-ce que c’est, un fleuve ? Un peu de boue et beaucoup d’eau. De l’eau. Cette chose qui coule. Il y a, dans un fleuve, une multitude de vies et de morts, de chemins, une multitude de galets, de sable, de rochers, et tout ça se soutenant seul et formant une grande cicatrice où l’eau coule. Et puis il y a les rives. Au-dessus de ce que nous sommes en secret, il y a les rives, où le fleuve quelquefois déborde, emportant tout ce qu’il peut, mais qui sont d’habitude libres, dans la lumière. »

Les quatre premiers livre d’Éric Vuillard dessinaient déjà un parcours étonnant. Avec les deux récits qu’il publie en ce mois de mars 2012, il franchit un cap supplémentaire et s’impose comme l’un des écrivains les plus brillants de sa génération.

19 mars 2012
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