Hans Magnus Enzensberger | Mausolée


  Mausolée de Hans Magnus Enzensberger, recueil publié en 1975 chez Suhrkamp, traduit en français par Maurice Regnault et publié en 1987 chez Alinéa, était devenu introuvable depuis la disparition de cet éditeur ; vingt ans après cette première édition, ce livre est repris en poche [1] chez Gallimard, précédé d’un choix de Défense des loups, de Parler allemand et d’Écriture Braille [2] traduit par Roger Pillaudin.
  Pour la beauté de la mise en page et l’intelligence immédiate des formes, de vrais mausolées, pour la concentration paisible, agitée, que produit la lecture des poèmes, on cherchera en bibliothèque ou en occasion l’édition originale. Maintenant cependant ce volume est de nouveau présent, visible, dans toute sa force qui déplace les repères poétiques.

  C’est à Ugo Cerletti (1877-1963) que l’humanité doit la découverte de l’électrochoc. H. M. Enzensberger trace son portrait en cinq couplets. En italiques, des citations du savant décrivant l’expérience princeps : et ce qui me frappa, ce fut que les porcs succombaient rarement quand le courant traversait la tête ; entre parenthèses, entrecoupant ce récit, sa carrière universitaire et les commentaires de ses pairs sur ses travaux. Le morcellement qui en résulte est sanglant : une scène de boucherie.

  Mausolée réunit trente-sept portraits en forme de ballades. Des magiciens, des ingénieurs : di Sangro, Vaucanson, Robert-Houdin, Marey, Méliès ; des médecins : Spallanzani, Guillotin, Semmelweis, Cerletti déjà nommé ; des hommes politiques et des utopistes : Macchiavelli, Campanella, Fourier, Blanqui, Bakounine, Molotov, Guevara de la Serna ; et des mathématiciens, des artistes, des explorateurs, etc.
  Thème majeur de ce recueil, l’identité entre l’inventeur et sa création. Türing (1912-1954), l’inventeur de la « machine de Türing », une fiction fondamentale en Intelligence artificielle, a horreur du contact avec l’humanité, sa machine (comme d’autres présentées dans ce livre) est d’ailleurs une sorte de substitution et donc de négation de celle-ci. Dans ses pérégrinations campagnardes « lui ou son simulacre » « décrit d’énigmatiques zigzags », figures abstraites, imprévisibles. Identité encore entre Darwin assimilant, triturant et restituant tout au long de sa vie (pour ainsi dire malgré lui) d’innombrables faits - et sa dernière œuvre L’Ameublissement de la terre arable grâce à l’activité des vers, avec des observations sur leur mode de vie.
  La plupart de ces hommes sont saisis au soir de leur vie. La monomanie a complètement modelé leurs traits.
  Difficile d’oublier L.-A. Blanqui (1815-1881). H. M. Enzensberger n’y va d’ailleurs pas de main morte : alternent les strophes « organisation cellulaire » et « une hypothèse astronomique », « organisation cellulaire », etc. Les rapports de Blanqui avec ses compagnons de complot, ou le peuple, ou la police... sont ainsi mis en opposition avec l’écriture, beaucoup plus tard, en prison, de sa spéculation astronomique : « Ce que j’écris en ce moment, dans une cellule de Fort Taureau, je l’ai écrit et l’écrirai sur des milliards de Terres et pour l’éternité [...]. »
  Ces rapprochements répétés entre l’activité passée du militant et l’immobilité actuelle et éternelle du scribe, du théoricien, finissent par provoquer un brusque déplacement hors temps. Une espèce de compassion à l’intérieur même du personnage. Aussi cette ballade peut-elle se relire quatre, cinq, six fois sans rien perdre de sa tension.

  En fait, H. M. Enzensberger le répète sans faiblir, vouloir retenir la création dans les limites de l’humanité est une erreur.
  La première strophe, dans le portrait de Piranesi, est une observation sur l’ambiguïté des personnages dans ses gravures : on ne sait pas si ce sont des acteurs ou des pantins. Puis, chacune des cinq autres strophes de la ballade commence par une négation :

II. « Ce que tu vois sur ces images, ce ne sont pas des coulisses. »
III. « Tu te trompes : ce que montrent ces images, ce ne sont pas des monuments. »
IV. « Non, ceci n’est pas une prison. »
V. « Tu fais erreur sur ces gravures [...] tu regardes à l’intérieur de ton
propre cerveau. »
VI. « Ce n’est pas un cerveau [...] Tu te mets toi-même à ressembler quelque peu à l’insecte chancelant le long des escaliers sans fin [...]. »

  Sont ainsi passées en revue et dépassées une à une les interprétations classiques de l’œuvre gravé de Piranesi : la mode des ruines, l’âge de l’enfermement, l’analogie entre torture et travail industriel, les réflexions sur la science et le cerveau. En fin de parcours on est sorti de toute interprétation : « Ce que tu vois sur ces gravures, c’est un autre monde, et ce qu’il signifie, nous ne le savons pas. »

  Ce recueil est-il vraiment une critique du « Progrès », terme donné en sous-­titre ? Je ne sais pas. On peut le lire aussi comme une physiologie misérable de l’invention, et d’autres façons encore.
  Il en reste, quelque temps après avoir refermé le livre, un poète qui se regarde, l’air angoissé, dans trente-sept miroirs, et qui remet tout en cause.
  Que craint-il ?

  On apprécie de lire quelques poèmes des recueils précédents. Mausolée vient de loin. D’une poésie mordante et explicatrice, de la critique fascinée, jamais finie, des mécanismes de la servitude volontaire. D’une poésie lente, rigoureusement et rhétoriquement développée qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher de celle de B. Brecht.
  On lit aussi, dans ces poèmes précédents, des esquisses, des essais de ce que seront les ballades de Mausolée. Ainsi dans Écriture Braille, « Carceri d’invenzione » donne une interprétation des gravures de Piranèse, c’est maigrelet, l’espace n’est pas encore habité des échos multiples du "G. B. P. (1720 - 1778)" de Mausolée ni dilaté.
  Par moment le sens du malheur et du bonheur mêlé, de la répétition infinie, donne des poèmes de deux, trois, cinq, dix pages, des élégies qui nous placent géométriquement, relativement dans l’univers. Quelques poèmes parfaits comme « Lachesis Laponica » où nous sommes, courlis ou pluvier ou nous-mêmes dans un long vol sans sommeil, haché d’interjections.

  Décidément Hans Magnus Enzensberger aime les mathématiques ; il s’adresse tendrement, drôlement, à ceux qui en ont peur. Ça se passe la nuit, un petit garçon, Pierre, en rêve, reçoit la visite du démon des maths [3]. Douze nuit au total ; à la fin de chaque nuit il oublie ; au réveil de la dizième, il « avait déjà oublié combien il peut être facile et combien il peut être long de glisser du un jusqu’à l’infini ». Comme si cette joie pouvait se subtituer aux cauchemars qui naissent du sommeil de la raison.


  Une première version de cet article a paru dans le magazine Fonds de tiroir n°8, mars 1990, aux éditions Le dé bleu (devenues L’Idée bleue), à l’invitation de Louis Dubost ; qu’il en soit remercié.

Laurent Grisel

13 décembre 2008
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[1Collection Poésie, n°434, 302 p. ; dépot légal : août 2007 ; prix : catégorie 4.

[2Reprise telle que des versions françaises publiées en 1966 dans la collection Poésie du monde entier, édition bilingue, deuxième volume de cette alors nouvelle collection, sous une magnifique couverture noire, beau bouffant à trancher soi-même au couteau, tirage de 2226 exemplaires. Accompagné de cette Note de l’éditeur : "Nous avons tenu à respecter la présentation typographique de l’édition en langue allemande de ces poèmes." Fierté disparue, lit de procuste du format de poche oblige. Aujourd’hui, pour un prix "de poche", publie.net publie de la poésie dans des formats adaptés au textes, affranchis des contraintes de l’imprimerie de masse.

[3Le Démon des maths, traduit par Jean-Louis-Schlegel, illustrations de Rotraut Susanne Berner ; Seuil / Métaillé, 272 p., 1998.