Hélène Sanguinetti | Lucioles de Saorge


             Hélène Sanguinetti écrit de la poésie, elle a publié des recueils chez L’Act Mem, Flammarion, publie.net. On trouvera aussi de ses textes sur remue.net où nous avons rendu compte de Le Héros.


             Je suis venue pour la première fois à Saorge au printemps 2006, un mars très froid, j’étais invitée à un « Printemps des poètes » grâce à Hervé Piekarski qui m’a fait rencontrer là des êtres essentiels qui m’accompagnent depuis : Laurent, Caroline, Donal, et leurs œuvres. Et Véronique, Martine, Michel, Claudine, Stéphanie…
             J’y suis arrivée la nuit, c’était plus qu’angoissant, c’était toujours monter, sur une route invisible, mais qu’on sentait devenir si étroite, si étroite, continuer à monter, jusqu’où ? Stop. Impossible d’aller plus loin. Voiture à laisser là, mais où ? Là. Et la valise ? Mais c’est où ? Traîner la valise, un bruit d’enfer contre les pavés de la ruelle, le bras désarticulé, c’est lourd, et ça monte, ça monte ! Mais c’est où ? (putain !). Et personne. Là, à gauche… enfin. Raté. C’est plus haut, quelqu’un vient de le dire, quelqu’un, une voix derrière une lampe électrique qui prend ma valise et je l’entends encore : « On vous attend, Hélène, vous avez fait bon voyage ? J’aurais dû vous avertir, c’est un peu abrupt mais une fois là-haut… ». Jean-Jacques Boin, notre hôte.
             Une fois là-haut… la joie. Joie des poètes et des musiciennes présents venus se rencontrer, et partageant le repas d’accueil dans la haute cuisine, joie des échanges et des silences près d’un feu si bienvenu, joie le lendemain soir de faire monter et descendre, bondir et rebondir nos textes à travers les maisons du village, le regard des habitants, leurs oreilles, leurs corps, leurs cœurs, joie des habitants, joie des maisons, joie des étoiles qu’on voyait toutes, et je me souviens de ce long défilé, rythmé par les « stations » de lectures et les airs des accordéonistes, dans les rues invraisemblables de ce village incroyablement tortueux et beau. Car le jour, bien sûr, avait enfin révélé le lieu : perché, accroché, sauvage, en face la montagne, en bas le bruit des eaux de la Roya.
             Mais jamais, si ce n’est peut-être, dans un bivouac dans l’Atlas, je n’ai autant craint de perdre mes oreilles, jamais eu aussi froid que ce soir-là de mars où nous devions, pour finir cette fête, dire nos textes dans la chapelle et où nous avons dû renoncer, nous réfugiant dans le réfectoire, autre lieu magique, et magique moment.
             Deux autres fois "là-haut", « en résidence » comme l’on dit. En existence, je préfère. Nullement retirée du monde, au milieu du monde. Et accueillant le peuple que ce lieu de paix et de retrait si nécessaire à sa venue m’a toujours permis de (re)trouver.
             En juillet 2006, je suis venue à Saorge une semaine, perdue comme je l’étais à chercher la cohérence d’un livre "terminé" mais pas tenu. Un matin, peu avant midi, je suis partie marcher dans le village, au-dessus, et j’ai rencontré une petite fille et cette petite fille apportait des fleurs de courgette à sa grand-mère. Un peu plus loin, dans un recoin de place, trois escaliers, deux enfants jouent à la dînette, et attendent des invités. J’ai rejoint le monastère, un léger vent faisait entrer un air heureux dans ma cellule, très pur. J’ai rouvert mon ordinateur et j’ai su que le livre tiendrait. Pour Le Héros, merci à Saorge.
             C’est aussi durant ce séjour que j’ai fait une rencontre essentielle : celle des lucioles. Je n’en avais jamais vu ailleurs et je ne connais que celles-là.
C’est aussi pour elles et pour la force naturelle que donne ce lieu, son paysage, que je suis revenue en juillet 2009, "là-haut". Car cette fois dernière, il ne s’agissait plus de point central à obtenir, mais de surmonter – ou pas, ces crises que traverse, par bonheur, l’écriture, quand elle se demande soudain : « Oh, c’est quoi ce truc, et ça sert à quoi, et etc., etc., etc. » Ma cellule ne donnait plus sur la montagne, mais sur le jardin et, au fond, le goulet où les deux flancs de la vallée se croisent libérant du ciel. Cette fois dernière, j’étouffais dans ce livre illisible, j’étouffais dans ces murs, et j’ai pensé au petit chemin derrière le monastère que m’avait fait connaître Sylvie, l’amie, familière des lieux, jusqu’à la chapelle de la Sainte Croix où nous avions dîné ce soir d’été, entourées de guêpes qui aimaient tant notre pain au fromage, mais pas du tout la traductrice danoise qui nous avait accompagnées puis s’était enfuie, affolée. Bien sûr, c’était une nouvelle promenade jusqu’à la chapelle de la Sainte Croix qu’il fallait. C’est elle qui a remis de l’ordre, et l’eau des abreuvoirs en redescendant, et … le poulailler du monastère qui m’a donné un chemin. J’ai fait entrer le dindon, et j’ai fait entrer les lucioles dans mon livre qui n’en était pas encore un. J’ai aussi fait entrer « Les Malheurs d’Ysengrin » de Samivel donné par l’association SIGNES dans le cadre du Festival SOUROUPA sur le parvis herbeux du monastère, spectacle pour les sourds et malentendants, traduit en langue des signes donc, et spectacle pour tous et toutes, tout le village rassemblé. Dimanche 12 juillet 2009. Et je me suis remise sûrement au travail. Pour Voici la chanson, bientôt né, merci à Saorge.
             Il faut le savoir : nous payons notre séjour à Saorge. Nous ne coûtons rien à l’état. Nous entretenons les lieux dans tous les sens du terme. Ils vivent, demeurent humains.
             Il faut le savoir : j’ai rencontré à Saorge des créateurs qui m’ont donné dans leur faiblesse et leur fragilité, la santé de leur œuvre et la nécessité ABSOLUE que nous avons à nous rejoindre, à nous parler, dans notre grande solitude d’écrivant. Il ne s’agit pas de fraternité bébête, de pseudo-miracle, ou de recueillement loin des réalités du monde, souvenir lointain, angélisé, d’un François passé ici. Canonisé. Mais fut vivant François. Actif. Nous sommes au XXIe siècle et nous sommes vivants. Nous aimons la beauté, nous en avons besoin pour vivre. Souvent, presque toujours, nous sommes seuls. Pour moi, Saorge et son monastère, c’est un repère et un repaire. Un autre territoire qui, m’enlevant le mien, les miens, m’en donne un autre. Pour un moment. Oui, je CONSOMME à Saorge, mais ce que je prends, je le rends.

Hélène Sanguinetti
Arles, 14 mars 2010

12 avril 2010
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