Isabelle Zribi | Résiste
Née en 1974, Isabelle Zribi vit et travaille à Paris. Elle a publié MJ Faust (Comp’Act, 2003), Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007), Tous les soirs de ma vie (Verticales, 2009), et Quand je meurs achète toi un régime de bananes (Qui Vive, Buchet Chastel, 2014).
On retrouve Isabelle Zribi sur remue.net.
Le premier personnage secondaire est ici : « Une blondeur trompeuse »
Les personnages secondaires de chair et d’os en ont assez de vivre dans l’ombre des personnages principaux, privés de parole, d’indépendance, d’affection, ou tout simplement d’importance. « La revanche des personnages secondaires », en cours d’écriture, est le récit à plusieurs voix de leurs tourments et de leur insurrection. On retrouvera dans les semaines qui suivent d’autres personnages secondaires.
Benoît vient seul le dimanche. Il a peut-être décidé que la musique me ramènerait à la vie qu’il imagine me déserter. Il me fait écouter sur son ipod les chansons qu’il doit considérer comme mes préférées, France Gall, Edith Piaf, Aznavour. Il prend soin d’en choisir de profondes et adaptées à mon état, du moins celui qu’il imagine être le mien : « ne me quitte pas », « résiste, prouve que tu existes ». Je trouve d’abord ses efforts touchants. Même s’il est maladroit, il essaye de dialoguer avec moi, de me donner du courage.
Il a suffi de trois semaines pour que France Gall et Aznavour m’insupportent. J’en ai mal au crâne dès le samedi. Je prie les dieux incertains que j’ai convoqués dans mon enfance que Benoît me fasse écouter de nouveaux morceaux, qu’il s’écarte du rituel qu’il nous a imposé. Mais les dieux désirent apparemment me montrer qu’ils n’existent pas ou du moins que la véritable foi se passe de miracles. Je ne sais plus ce qui m’a plu dans ces chansons supposées être les miennes. Je suis persuadée d’entendre celles que Benoît aurait choisies pour agrémenter ma crémation. Cela me détermine à en faire, quand l’heure approchera, dans une quarantaine d’années, la programmation moi-même. En réalité, je crois que ce je supporte le moins est de voir qu’aucune nouvelle chanson ne vient s’ajouter aux anciennes. Benoît me donne l’impression que j’ai vécu, que ma vie est passée, que je ne peux rien expérimenter de neuf.
Le médecin demande à parler à Benoît et Victoire. Il ne prend pas la précaution de les entraîner dans son bureau. Pour lui, les murs ont davantage d’oreilles que moi. Il leur dit qu’il s’inquiète, que si mon état ne s’améliore pas, il ne pourra que s’aggraver. Il prononce le mot nécrose. Il leur dit qu’on attendra encore une semaine et qu’après il leur demandera de réfléchir à la suite. J’entends bien qu’il ne leur donne ce délai que pour leur permettre de me tuer. Cela aura l’air d’une décision réfléchie, prise par des personnes concernées, débordant d’un humanisme familial. Je proteste en silence. J’ai l’impression d’être enfermée vivante dans un cercueil de chair, de sentir les pelletées de terre s’abattre au-dessus de moi et de crier vainement en direction d’un fossoyeur mélomane.
La véhémence de Benoît, la colère de Victoire vont nécessairement se manifester. Il est le premier à se plaindre ; lorsqu’on va au restaurant, il ne se prive pas de décrier auprès du serveur une purée trop banale, une viande pas cuite à son goût ou filandreuse, un vin pas assez bon…Quant à Victoire, elle aurait fait la révolution française, si elle en avait eu l’occasion. Elle a même failli perdre un œil dans les manifs contre les OGM. Mais déserté par sa rage gastronomique, Benoît se contente de dire « il n’y a pas d’espoir qu’elle se réveille ? ». Le médecin a du faire une moue dubitative. Victoire, elle, telle une aristocrate offrant la tête de son bébé au billot, pleure, sans protester davantage. Quand le médecin sort de la chambre, elle dit à Benoît, « tu as vu, sa braguette était ouverte », avant de se remettre à renifler.
Je dispose d’une semaine pour prouver que je suis vivante. Ce n’est pas gagné. Des internes passent dans ma chambre. Le premier me présente au second et lui dit qu’on va certainement me débrancher. Le second dit, un peu timide, « elle ne sent plus rien ? ». Le premier répond « c’est comme du bois ». A l’appui de sa démonstration, il a ouvert ma chemise d’hôpital et me pince fortement le téton. La douleur me fend la peau. Il en déduit : « tu vois ». Et le second tord mon autre téton en rigolant. Il suffit qu’on soit incapable de protester pour qu’on croit qu’on n’a rien à dire.
Il y a plusieurs mois, j’ai été à la rencontre de la mort et ce n’était pas aussi effrayant. Je me suis enfoncée dans le couloir dont on parle tant. Ca ressemblait aux entrailles du métro, les murs étaient couverts de tags. J’ai lu des noms écrits de diverses couleurs, dans des polices inventées, tantôt simples, tantôt baroques. Chaque nom semblait dire « tu seras comme moi réduite à un simple mot, qui ne dira absolument rien à personne ». Je me voyais de loin, petite silhouette blanche marchant en pyjama dans les ténèbres. J’ai vu la célèbre lumière au bout du tunnel. Des gens y nageaient et ils n’avaient pas l’air malheureux. Tentée de les rejoindre, j’ai été sauvée par une brutale envie de rire. Je me suis dit que même le coma était une destination touristique. Tout le monde voit la même chose et revient avec des souvenirs identiques, tout en ayant le sentiment d’avoir expérimenté quelque chose d’extraordinaire.
Quand retentit le dimanche, un peu nasillarde, en raison du mauvais son de l’émetteur, « Résiste, prouve que tu existes », je sanglote en pensée. Faute d’avoir démenti mon goût pour France Gall, cette chanson restera comme une illustration de ma personnalité. Pus généralement, la chanteuse blonde deviendra ma définition en musique. La comparaison sera si récurrente qu’on se souviendra peut-être de moi jouant du piano debout. Rompant avec ses habitudes, Benoît chouine en s’adressant à moi : « tu me manques, bébé ».
Victoire et Benoît reviennent dès le lundi. Ils ont rendez-vous avec le médecin. Cette fois, ils quittent ma chambre pour discuter de mon sort. Une fois revenus, ils discutent calmement de ma mise à mort. Victoire dit qu’il faut me laisser partir, c’est dur, mais il le faut. Benoît pleure et Victoire le console. Elle le félicite d’avoir pris la bonne décision. Elle lui propose de l’accompagner aux pompes funèbres, en face de l’hôpital. « Je reste avec toi, mon petit papa, tu peux compter sur moi ».
Le dimanche, Benoît passe un live d’Aznavour et de France Gall une dernière fois. Il me dit qu’il m’a choisi un cercueil biodégradable, pour respecter mes positions sur l’environnement. Il émet régulièrement un bruit de chat qui crache. Je crois qu’il pleure. Il ajoute qu’il mettra mes chansons préférées pendant la crémation et que ma meilleure amie a accepté de dire quelques mots. Il répète entre deux crachats : « je t’aime mon bébé », puis quitte la pièce dans un raclement de chaise.
Son deuil anté-mortem me plonge dans une grande tristesse. J’ai pensé à ce qu’il avait pu me dire, qu’il serait prêt à tout pour moi, qu’au besoin, il se serait inventé pompier amateur au détriment de sa propre vie. Et là, il n’a pas le courage de refuser qu’on m’assassine. Il semble déjà prêt à flirter avec une collègue ou une femme rencontrée sur croquelapomme.com, à faire des voyages qu’il n’aurait jamais faits sans ma mort, presque libératrice. Il se voit peut-être au seuil d’une existence faite de promesses, à peine ternie par le souvenir de ma perte. Je le vois déclamer à sa conquête, sur une plage des Baléares, aspirant le lait fade d’une noix de coco, qu’il faut profiter de chaque instant, « la vie est si courte », usant de son deuil pour mieux la séduire. L’amertume et la déception m’humidifient la joue.
Une jeune aide-soignante, qui venait par chance vérifier mes perfusions, va chercher de toute urgence un médecin, pour lui faire part de mon réveil. Le médecin entre dans la pièce et ne nie pas les productions lacrymales. Seulement il doute qu’il y a eu pleurs. Il ne croit pas à la pertinence de cette démonstration de vie intérieure. Il dit qu’il s’agit certainement d’une production chimique purement automatique. Sur l’insistance de la jeune fille, un autre médecin s’attarde sur mon cas. Je trouve la force de soulever les paupières et émets un son indistinct.
On parle de résurrection. Mais j’ai toujours été vivante. Benoît me prend dans ses bras et me mouille le cou de sa morve, murmurant « ma chérie, ma chérie ». Avec beaucoup de peine, j’arrondis ma bouche pour articuler ma pensée. Victoire et Benoît se penchent vers moi, par avance, émus de la tendresse que je vais leur manifester, à peine sortie de mon grand sommeil. Dans un effort inouï, je parviens à dire : « je ne veux plus vous voir ».
Les journalistes s’intéressent à mon cas. Je ne me prive pas de décrire ma mésaventure et l’ignominie de Benoît et de Victoire. Un producteur me propose d’adapter mon histoire au cinéma. J’accepte à condition qu’aucun nom ne soit modifié.
Isabelle Zribi