J’étais dans l’océan Indien quand il m’a harponné..., par Jean-Michel Defromont
A.t.d. Quart Monde n’est pas vraiment un chemin de littérature.
Mais à côtoyer, des années durant, des gens piétinés par le mépris l’indifférence et le manque de tout, des gens qui sont comme muets, parce que personne ne fait cas de ce qu’ils vivent depuis des lustres, et qu’ils finissent par croire que leur maux à eux ne sont pas des mots que les autres peuvent entendre, la colère vous monte du ventre.
Et avec elle l’obsession d’enfin trouver ces mots qui vont percer les murs bien peints et ferraillés du bon droit qui ne pourra jamais être pour tout le monde, qu’est-ce que vous voulez.
Et puis Bon.
J’étais dans l’océan Indien quand il m’a harponné. Avec François (Bon, oui), nos routes s’étaient croisées forcément. La première fois, c’était juste après un film d’Arte sur un atelier d’écriture, à Lodève. Je me souviens de ses lunettes qui écoutaient et d’une conclusion qu’il avait eue : « On ne sait jamais d’où la beauté va surgir ». Je n’avais pas vraiment d’accès internet à l’époque. Lui, c’était déjà un site classé. Notre correspondance a démarré ce soir-là (le 20 avril 95, j’ai noté). Je passe.
Ma mission dans ce Mouvement et les traces sur les vagues de la mer m’ont souvent ramené dans ces îles où les gens ont le courage en forme de sourire et le cœur au dos des cartes postales qu’on ne retourne jamais.
J’étais là-bas, donc, quand François, à peine sorti de Daewoo, me propose de partager un texte écrit ici, à une demi-heure de Paris avec des voyageurs sédentarisés envoyés sur les roses pour faire propre dans une zone « naturelle ». Au nom du peuple français.
Dans ce grand écart entre ici et là-bas, dans le tourbillon de l’action et sans adsl, impossible de répondre à sa mise en demeure. A ton retour, alors. A mon retour, OK.
Une fois ici, il m’envoie un mail avec code d’accès à l’espace « privé » et, alors que je reste à l’arrêt sur le vélo, les deux pieds collés au sol, voilà qu’il me pousse, comme un gamin qu’on forcerait à apprendre à rouler tout seul. Premier texte en ligne.
Expérience unique. [1] Le temps de voir les pointures autour, je me suis rangé sur le côté de la piste à encourager les autres, sans oser me remettre sur la ligne. Mais depuis, jour après jour, les courriels « rédaction » pleuvent, pluie tropicale, chaude, drue, revigorante arrosant à chaque fois la trentaine d’entêtés tendus vers l’horizon.
Là vous prenez des cours.
Peu à peu ces gens comptent, ne sont plus "des gens", mais des compagnons qui n’ont pas peur des risques, persuadés qu’ils sont de la confiance autour. Et vous comprenez bientôt, et c’est ça la force de Remue, que la moisson de François est un esprit qui souffle où il veut, tendu entre le langage aigu comme une lame de scie à métaux et l’humain qui cherche ses mots et tâche en même temps de les panser...
Avec mes compagnons « de misère », comme avec ces compagnons d’écriture, j’ai compris encore plus que ce dont les hommes avaient besoin en premier pour exister, c’est d’espaces de reconnaissance. [2] Et Remue.net en est un, un sacré, qui en fait germer d’autres.
Gratitude. Ô gratitude.