Jamais l’ombre d’aucun arbre ne fut plus chère, ni plus aimable, ni plus douce
Dimanche 9 mai, je visite le camp de Buchenwald avec un groupe de lycéens nantais. Notre guide, Bertrand Herz, est venu pour la première fois ici en août 1944, il avait 14 ans, il était accompagné de son père. A la gare du camp, il a laissé sa mère et sa sœur dans le wagon, ne sachant pas qu’elles continueraient jusqu’ à Ravensbrück. L’aurait-il su que cela n’aurait rien changé. Il ne reverra jamais sa mère.
Nous sommes au nord, vers le bas de Buchenwald, Bertrand Herz évoque les latrines du petit camps, seul lieu où les SS n’entraient pas à cause de la puanteur, lieu où pouvait se réunir la résistance, lieu où un peu de liberté s’exprimait dans les déjections. Il raconte qu’il a même été invité à chanter dans les latrines.
Haendel, le largo.
Les latrines, ils en ont parlé les auteurs revenus de déportation : « Le pire de tout, c’est les cabinets […] Les cabinets, ici, c’est une baraque badigeonnée d’un brun ignoble, avec une porte qui ne ferme pas et des vitres cassées. Seize sièges là-dedans, huit d’un côté, huit de l’autre. Et des traces de merde sèche sur les sièges. On s’installe côte à côte, dos à dos. Seize types sur seize sièges, alignés, identiques, pareillement attentifs au travail de leurs boyaux […] Fraternité dans la puanteur et la flatulence. Tout le monde ensemble dans un gargouillis de paroles, d’urine et de tripes » [1] « Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi ; on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé […]. A toute heure, une vapeur flottait au-dessus des pissotières". [2]
J’écoute Bertrand Herz raconter ses souvenirs et je pense à l’extraordinaire force de la culture. Des hommes ici ont chanté Haendel. Des hommes ici ont pris le risque de chanter Haendel. Des hommes ici ont bravé les interdictions, les coups, pour le plaisir de chanter Haendel. Il faudrait écrire et réécrire cette phrase pour vraiment comprendre ce qu’a signifié chanter Haendel dans les latrines. Il faudrait remplir des pages et des pages pour comprendre enfin cet événement : risquer de chanter Haendel.
Il pleut, les lycéens se resserrent autour de notre guide. Je note mentalement de retrouver les paroles du largo, elles sont simples, une phrase : Ombra mai fu / di vegetabile / cara ed amabile, / soave più.
Une phrase toute bête : « Jamais l’ombre d’aucun arbre ne fut plus chère, ni plus aimable, ni plus douce ».
Ici, à Buchenwald, des hommes ont chanté, cette phrase. J’écoute Bertrand Herz se demander s’il a été invité à chanter parce qu’il chantait bien ou simplement parce que sa voix n’avait pas encore muée. Je l’écoute raconter ses souvenirs face aux latrines du petit camp, j’imagine sa voix de soprano parmi les basses. Sa voix d’enfant.
Tout à l’heure, au sec, je proposerai aux lycéens de faire cercle autour de mon ordinateur, et je leur ferai écouter le largo de Haendel. Par un hasard qui ne s’explique pas, il s’agit du seul morceau de musique dite classique dont j’ai une version MP3 dans ma bibliothèque iTunes. On écoutera gravement ce chant. Pour l’instant on écoute la voix de Bertrand Herz nous raconter l’irracontable.
Jamais l’ombre d’aucun arbre ne fut plus chère, ni plus aimable, ni plus douce, chantait-il, et je ne peux m’empêcher de songer à l’étymologie de Buchenwald, littéralement « la forêt d’hêtres », la traduction française fait apparaître un jeu de mot absent de l’Allemand. La forêt d’êtres à l’ombre aimable et douce. En décomposant visuellement ce nom, l’allemand lacanien y lira « buch », le livre. Ce n’est pas évident d’extraire le mot livre de Buchenwald, à l’oral la prononciation diffère, mais c’est possible.
La forêt du livre.
J’ai lu Antelme, j’ai lu Levi, j’ai lu Semprun, j’ai lu Delbo, j’ai lu Kertész, j’ai lu Tillion… des cendres de l’Histoire, une forêt de livres douloureux a poussé. J’ai lu combien il était important de faire vivre la culture : de dessiner en secret, de composer des poèmes, de chanter, de jouer de la musique, d’écrire. Face à l’aberrante norme du système concentrationnaire, il fallait préserver la civilisation. J’écoute Bertrand Herz et je pense que la culture était cet arbre à l’ombre chère, aimable et douce.
La pluie redouble, on quitte le camp.