Janine Matillon : Les deux fins d’Orimita Karabegovic, roman

  Elles sont douze, « choisies entre toutes les femmes », leur a dit le Professeur. En raison de leur culture et de leurs origines. Et parce que ce sont des intellectuelles. Leur culture est européenne : rien à redire, n’est-ce pas, à la culture européenne, ses Lumières, ses sciences, ses arts, ses philosophies, son universalisme. Ce sont leurs « regrettables origines » qu’il va falloir purifier. Et les lieux de ces origines : villes et villages, corps. D’intellectuelles qui comprendront.

  Orimita Karabegovic est l’une d’elles.

  Quand la guerre a commencé elle préparait à l’université de Zagreb une thèse sur Mallarmé et la logique négative et espérait devenir professeur de littérature française.

  Le jour où la guerre a éclaté elle assistait à un mariage à Vukovar.

On ne croyait pas à la guerre. On croisait sur la route quelques convois de réfugiés. Les Serbes avaient bien rasé des villages et quelques bourgades, à l’ouest de la Slavonie et au nord de la Krajina. Le président de la République de Serbie appelait bien son peuple à se battre jusqu’à la dernière goutte de son sang pour retrouver ses frontières historiques, la terre sacrée de ses ancêtres, son honneur bafoué au XIVe siècle. Mais c’était un anachronisme, davantage, une bouffonnerie. On était en Europe, quand même.

  À un moment quelqu’un a dit : « Venez voir à la télévision, des chars entrent dans la ville. » La ville c’était Vukovar. Bientôt les chars ont tiré et le plafond s’est effondré sur la noce.

  De ce jour-là la Bosniaque Orimita Karabegovic, de père musulman et de mère croate, d’amis musulmans, serbes, croates, bosniaques, slovènes, kosovars, monténégrins, a été désignée comme musulmane, et seulement musulmane. Déjà elle ne peut plus entrer dans l’hôpital voir son père qui a sauté sur une mine. L’entrée lui en est interdite, d’ailleurs elle n’est pas certaine que son père est encore vivant.

  Quand elle ressort de l’hôpital toutes les maisons musulmanes de son quartier sont en feu. Elle fuit droit devant elle, sort de la ville, marche dans la campagne avec dix-neuf personnes parmi lesquelles elle ne voit ni sa tante Emma ni ses cousins, dix-neuf inconnus. Le groupe traverse des champs dévastés, des villages incendiés, détourne les yeux des corps égorgés, mutilés. On est en septembre, on se nourrit des mûres sur les buissons. Soudain des canons tirent et le groupe est entouré de soldats. Les hommes sont tués à l’arme blanche. Orimita Karabegovic et trois autres femmes sont jetées dans une Jeep découverte. Elles sont emmenées, déshabillées, savonnées, douchées, vêtues de propre, nourries, conduites dans une salle de classe. Orimita Karabegovic n’a plus à elle que son corps et les vers de Mallarmé face aux discours de purification ethnique du Professeur, face aux tergiversations des gouvernements européens.

Elle avait examiné l’objet, mais sans y toucher. C’était un tube de vaseline. Maintenant, c’était l’après-midi. Elle répétait : De mes robes sortira, Le Frisson blanc de ma nudité, Nuit de glaçons et de neiges cruelles. Mais elle ne put trouver la suite, ni le début. Elle perdait courage : comment travailler sans livres ? Elle sortit de sa poche le papier et le crayon qu’elle y avait glissés et écrivit : cette guerre est l’illustration par les faits qu’attendait la poésie désespérée de Mallarmé depuis 1882, il y a cent ans, ce même jour d’octobre. La femme en blouse blanche vint les chercher dans le jardin, par groupes de trois, pour les conduire dans la salle de douches, face aux portes closes qui les avaient intriguées et terrifiées le jour de leur arrivée.

  Aux premières contractions (elle s’est enfuie dans la campagne) elle creuse un trou, bande ses yeux, se place au-dessus du trou, écarte les jambes, l’enfant jaillit, il est mort-né. Ou elle l’aurait enterré vivant.

  Orimita Karabegovic et onze femmes avaient été « choisies entre toutes les femmes » pour mettre au monde des enfants serbes. Pour cela elles avaient été enlevées, conduites dans la maison de maître d’une ancienne entreprise d’élevage de poules et violées jusqu’à ce qu’elles soient enceintes. Mettre au monde un enfant serbe les aurait purifiées.
  La romancière Janine Matillon suit Orimita Karabegovic caméra sur l’épaule comme une amie correspondante de guerre, l’ombre gardienne de ses pas. Elle reste avec elle dans la pièce carrelée de blanc quand le soldat serbe la viole, avec elle quand elle bande ses yeux pour ignorer le sexe de l’enfant qui pourrait naître, avec elle quand de retour à Vukovar on lui met de force un papier dans la main.

On la bousculait. On lui disait : lis, mais lis donc ! Elle lut : « ...et pour nous, les viols de nos femmes dans les camps serbes sont horribles, incompréhensibles et inoubliables, mais ils sont moins douloureux et plus faciles à admettre que tous ces mariages mixtes, que tous les enfants nés de ce mariage. Aussi, frères et sœurs qui m’écoutez... » Elle jeta le papier et s’enfuit en courant. Elle dut s’arrêter pour vomir dans un caniveau. La Croatie aux Croates. Les femmes musulmanes aux hommes musulmans. Les enfants mixtes à la poubelle. Vous n’avez rien à faire ici. Mets un foulard sur ta tête ou je t’égorge. Elle s’était laissé tomber sur le trottoir, dans l’attitude des réfugiés sans espérance, les bras allongés sur les cuisses, les mains tournées la paume en l’air, et les yeux tombés au fond des orbites. Est-ce que ceux-là aussi étaient déjà en train de vider leurs poulaillers de leurs poulets ? Est-ce qu’ils avaient aussi des dingues, des docteurs en, comment disait-il déjà, thanatologie eugénique, purification ethno-hygiénique, qui préparaient des stages pour intellectuelles ? Était-ce là cette grande idée du siècle finissant, évoquée par le Professeur dans son cours inaugural ? Un nerf sous son œil gauche se mit à tressauter. Elle se couvrit la joue d’une main pour l’arrêter, puis sentit ses genoux commencer à trembler. Elle se pencha en avant et les saisit à pleins bras, mais tout son corps maintenant était agité de secousses et de tremblements.

  Le lecteur à son tour suit Janine Matillon mot à mot. Janine Matillon est notre éclaireuse de ce que s’efforce de comprendre Orimita Karabegovic, la guerre, Mallarmé, les communiqués politiques.

  Au bout d’un certain nombre de pages, la romancière s’efface.

  Restent Orimita Karabegovic et le lecteur. Celui-ci n’a pas à compatir. Il n’a pas ce recours. Orimita Karabegovic ne compatit pas, ne se plaint pas. Elle pourrait devenir folle, ça oui. Folle de terreur, folle de désespoir, folle de haine. Mais elle ne réclame pas la pitié. Il s’agit avant tout de garder la tête froide. Non, il n’y a pas à compatir et il n’y a pas à accepter.

  L’inacceptable du sort des autres, tu n’as pas à l’accepter.

  L’inacceptable auquel tu n’échapperas pas, pas davantage, mais si tu veux survivre tu vas devoir faire un pas de côté et l’enregistrer comme fait qui se produit, qui arrive à quelqu’un qui est toi, par hasard et pour un temps défini. Sinon, suicide-toi. Et si tu ne te suicides pas, en attendant ce visa pour la France qui te permettrait de continuer tes études à la Sorbonne procure-toi « un calibre 7, 62 avec une lunette Redfield et des balles sortant du canon à 853 mètres seconde » et pars dans cette montagne que tu connais comme ta poche vers la petite maison de ta grand-mère, et si tu découvres alors que cinq soldats serbes ont transformé cette maison en poste de garde et qu’ils avancent vers toi, vise, sans haine ni rancune mais vise.

Les deux fins d’Orimita Karabegovic a paru en 1996. Ce roman raconte quelques mois de la vie d’une jeune femme pendant une guerre. La jeune femme s’appelait Orimita Karabegovic. La guerre était celle de Bosnie. Janine Matillon a traduit du serbo-croate Ivo Andric et Miroslav Krleza. Ses romans paraissent chez Maurice Nadeau.

Dominique Dussidour

4 octobre 2003
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