Anton Beraber | De la dernière terre émergée | Semaine 47
Extrait du Journal au lundi 16 novembre :
« Les filles qu’on voit sur Instagram, me raconte T. dans le taxi, sont financées par les capricieux princes du Golfe. Contre cinquante mille dollars, plus le vol et l’hôtel, elles se font uriner dessus par leurs étalons de grand prix. Il balaie d’avance mes objections : cinquante mille dollars, Beraber ! Peut-être même qu’elles ont aimé, ça a quelque chose de cérémoniel, après tout elles ont affaire à des purs sangs : pas de la bite de poney. Moi, comme souvent, je n’ai pas d’opinion bien nette, je fume beaucoup pour que ça ne se voie pas. Il me semble bien que tout cela est faux, T. a l’inquiétant [r] râpé des Niçois mais les filles dont il parle, leurs millions de vues, le marché des placements de produit relèvent d’une réalité tellement autre qu’il est impossible d’y discerner des degrés de mentir. Il y a des monstres, d’une part. J’accepte, d’autre part, que ces Ophélies nourries de poudres et de tisanes, rongées par l’inconsistance et hâlées par l’haleine du vide se découvrent avant de disparaître une curiosité pour les matières vraies. Je me souviens de spectres que le héros ranima au bord du gouffre contre une pissée de sang chaud. Elsa, à qui je raconte tout, arrête : nous sommes deux porcs. Ce qu’un Bosch ou un Brueghel auraient tiré de ce spectacle s’ajoute néanmoins à la galerie des tableaux possibles – superbe virtualité de chef-d’œuvre qui me hante jusqu’au souper. »
Extrait du Journal au mardi 17 novembre :
« Me suis fait tester ce matin. C’est un dispositif nouveau, tu piques dans le gras du pouce mais l’infirmière a beau presser le sang ne perle pas. Je suis sec, gronde-t-elle – c’est un reproche. On s’acharne. Parce que son alcool s’est éventé l’antisepsie ne prend pas, le doigt me gonfle, je saisis mal les choses, jusqu’au soir je renverse tout. Elsa se moque. En descendant la rue Noubar au coucher du soleil, je me rappelle encore que je le lui avais juré de ne plus sortir aujourd’hui. Elle dit : le danger est dehors, tu serres la main de tout le monde. C’est un débat que nous avons souvent, chaque fois je jure et chaque fois je mens. J’ai mal mangé, des patates cuites au sel, ça vous met les nerfs en pelote et, du coup, mentir c’est moins grave ; et puis, aussi, il faut prendre des photographies nouvelles, on ne tiendra pas les abonnés avec des images de portes closes, des ombres projetées et des cages d’ascenseur. Les gens veulent voir des gens. L’urgence, multipliée par l’énervement, est ce soir de leur montrer des fantômes, de chercher dans la rue leur façon de se vérifier sur les miroirs, de détourner le regard quand vous les fixez comme un dingue. Le texte qui le lit vraiment ? Au café de l’angle il n’y a plus que moi, le garçon en me serrant la main y réveille mon lancement et le remords aussi – mais pour le remords la glace ne sert de rien. »
Extrait du Journal au mercredi 18 novembre :
« Succède à l’effervescence des dernières semaines une phase creuse. C’est comme tomber. J’ai eu tout le temps de m’y préparer, les signes étaient aussi clairs qu’on peut l’être et, pourtant, désarroi. Par habitude on se lève tôt. On fait tourner la voiture dans Bab El Louq pour brûler un peu d’essence le temps du bulletin d’information. On ne se souvient plus de ce dont on se repose. Au café Halawa ce désœuvrement les gêne, je le vois bien : ils m’ont apporté le deuxième café un peu trop vite, ils amorcent maladroitement des conversations (le compte, principalement, des gens que l’on connaît et qu’on n’a bizarrement plus revus depuis octobre), ils demandent l’heure qu’il sera dans une heure et chaque fois ma réponse les déçoit. J’ai acheté un paquet de Pall Mall bleues juste pour briser un billet de deux cents, je ne fume plus depuis presque douze heures, je recommence de fumer mais cette fois c’est juste pour m’occuper la main. Déjeuné d’une entrecôte aux nerfs noyée dans l’inimitable sauce foutre du Centre culturel français, Boutros rencontré par hasard tirait la gueule, au mail de Pierrot le Fou j’ai répondu trop vite et j’aurais mieux fait de me relire. Parce rentrer maintenant ce serait payer la nounou à rien faire je tue le temps en visitant les entrées d’immeuble dans le petit coupe-gorge derrière l’église des Arméniens. Un type que je connais vaguement et qu’intrigue le moleskine m’a pris pour un artiste : il me demande, le temps de me taper de vingt guinées, si ça y est je suis un mec connu. »
Extrait du Journal au jeudi 19 novembre :
« En attendant d’être reçus par l’Administrateur général J. et moi parlons politique dans le petit salon. J. : un type intelligent, je le connais mal, on le sent curieux d’entrer dans le vif des choses mais il habite la Ville depuis trop longtemps pour que leur politesse maniaque ne lui ait pas émoussé les fins de phrases. Je suis tout surpris de retrouver intacts les arguments que je déployais à 17 ans pour défendre Bakounine devant mes camarades d’internat ; preuve, je crois, de l’exceptionnelle vitalité d’idées pareilles, des braises toujours chaudes qu’appelle la paille sèche. Le néon fait ressortir le vert grave des rideaux à crépines, il y a un vase plein de roses artificielles, des exemplaires reliés des Sélections du Reader Digest sur l’étagère : quelque chose de rassuramment giscardien. Nous parlons du socialisme aussi, le concept le fascine dans ses déclinaisons récentes – il conserve un attachement maladif à ces grandes idées bourgeoises, le drapeau, la patrie, qui vous jettent tous les trente ou quarante ans votre nom de pauvre bougre sur le monument de la commune et pour quoi ? J. se moque : tout le monde sait que je suis un mec de droite, c’est la cravate bleue, le fait aussi que je connaisse le Reader Digest. En sortant je prends cette photographie du ciel qui se couvre. Nous avons toujours l’espoir d’un orage. »
Extrait du Journal au vendredi 20 novembre :
« Parce qu’après deux pages le volume de Correspondance choisie de Voltaire me tombe systématiquement des mains, je me résous à traverser la Ville sous la pluie diluvienne, un jour férié. Il y a, derrière l’ambassade de Pologne, une librairie francophone chère et mal achalandée, d’où vient que je pousse rarement jusque là. On n’est pas à l’abri d’une surprise, encourage Elsa. La boutique est ouverte, le libraire fait sécher des serviettes éponges sur des pliants, il a contenu l’inondation et murmure, sans me voir, la prière d’action de grâce. Dans les rayons s’empoussière la littérature française qui s’exporte, la grenaille des Nothomb, des Lemaître et des Schmidt, le programme des lycées (aux yeux de qui, comprend-on, notre langue n’a produit que deux titres : l’Etranger et les Fourberies de Scapin) et, sur deux lignes d’épaisseur, les consolations pour vieilles dames : Sollers, d’Ormesson, Françoise Chandernagor. Je relève les curiosités : le livre-programme de Sarkozy en 2012, un roman de Saint-Loup sur la LVF et, miracle tant suspect qu’en le réglant je me mets sur la défensive, Des hommes illustres, de Jean Rouaud. Pour un si petit livre j’obtiens un grand sac plastique rose d’une marque de lingerie connue. Les soldats de garde, qui fument en douce dans l’encoignure du garage d’en face, m’aperçoivent et se moquent quand je le fais tomber en prenant la photo. »
Extrait du Journal au samedi 21 novembre :
« Visité, sur les pas de Mme Jacqueline, les recoins de la colonie suisse du Caire qu’elle administre depuis quarante ans. Les longs salons de la villa Pax déçoivent, trop sombres, trop ouvertement démeublés pour les besoins de l’événementiel ; mais les cheminées sentent la cendre fraîche et le clou brûlé, le bureau de l’économat montre encore son coffre fermé (« On a perdu la clef sous Sadate. ») et la photographie du général Guisan, au dessus du demi-queue, est signée de sa main. La pluie s’est calmée, nous sommes seuls, le bois joue dans les étages. Elle me demande si j’ai vu le monument. Quel monument ? C’est une sorte de colonne de granit brisée à hauteur du genou, enfouie sous les branchages de banyans, gravée d’un cartouche incomplet. Les notes du fondateur de la colonie mentionnent déjà sa présence, en ce temps-là c’était une borne de plus dans les champs d’Imbeba, le hiéroglyphe dessus personne n’a jamais pu le lire. L’an passé, les Suisses l’ont voulu déterrer pour l’exposer dans la villa ; à peine eut-on commencé de tirer que le bac à sable de l’autre côté du jardin s’affaissa de cinquante centimètres. Nous sommes une race d’enfants, conclut Jacqueline, le visage tout-à-coup très grave. »
Extrait du Journal au dimanche 22 novembre :
« Ma fréquentation des grands auteurs est pleine d’inquiétude. Il semble – on ne saurait mieux avouer notre décadence – que toutes mes lectures s’orientent désormais non plus tant vers l’œuvre elle-même que vers l’élucidation d’un mystérieux principe de beauté, d’une supériorité de la chose bien dite sur le fait vécu, c’est-à-dire d’une justification à ma vie. Où commence la littérature, et où finit-elle ? A ce sujet les vrais génies vous paralysent le jugement. Les vrais génies ne s’analysent pas. Leur langue se substitue à la vôtre, vous n’avez plus pour les juger que leurs propres mots, à la fin que faites-vous sinon leur tendre un miroir de plus dans lequel, au grand maximum et seulement par courtoisie, ils se rinceront les dents. L’âge venant, je me découvre une passion pour les écrivains mineurs, les secondes plumes, les récipiendaires des Goncourt et – s’il pleut à verse- les académiciens. L’idée serait maintenant de procéder par déduction, de défauts en défauts, pour reconstituer à travers eux l’image ce que ça devrait être, un Roman - retrouver Flaubert dans les bleuettes de Maxime Du Camp. Je suis un amateur de profondeur vraie ; j’éprouve, à trente trois ans, de bizarres satisfactions à en faire lentement le tour, à ramasser les choses qui flottent à leur surface, à calculer leur grands fonds à la vitesse à laquelle elles ravalent les montagnes mais, croyez-moi, il fut un temps où j’aurais méprisé tous ceux qui n’y descendent pas nager avec une pierre au cou."