Je la revois (Irène nue et le stylo doré)
J’ai rencontré il y a quelques temps des lycéens d’Auray qui ont travaillé sur un de mes romans, pour le bac, avec leur professeur-e de français. J’ai passé un très bon moment, mais je regrette un peu d’avoir manqué d’à-propos à l’occasion d’une question. En effet, un élève m’a demandé benoîtement, mais avec une certaine gourmandise, si javais été « bon élève » au lycée. Pris au dépourvu, j’ai fini par bredouiller que j’avais été très bon élève, effectivement, ce qui souleva quelques rires ou sourires : l’écrivain invité ne pouvait être qu’un premier de classe flamboyant descendant de l’Olympe pour une fugace visite dans le Morbihan.
Cependant, ce n’est pas ce que j’aurais dû répondre.
C’est bientôt la rentrée, et je frôle les tables des librairies en me disant que je ferais peut-être bien d’acheter ces livres de psychologie appliquée où l’on vous apprend pour quinze euros cinquante le sens de la répartie. Voici donc ce que j’aurais dû dire.
— Jeune homme, vous êtes en première n’est-ce pas ? Vous souvenez-vous de votre classe de sixième ? Sans doute les élèves eussent pensé « c’est loin la sixième », et j’aurais dit platement :
— Voyez-vous, peu avant ma rentrée en sixième, mon frère a été arrêté et jeté sans procès en prison. Il y est resté cinq ans, et il n’en est sorti que quelques semaines avant mon bac français, le bac que vous allez présenter d’ici quelques mois, et vous vous souvenez à peine de votre entrée en sixième. Pendant ces cinq années, tout l’argent du ménage est parti dans les frais d’avocats et autres billets d’avion. La prison de mon frère se situait en Amérique du Sud, à environ dix-huit heures de vol. Il avait été arrêté par un escadron de militaires putschistes. Pour pouvoir financer sa défense, mon père est parti travailler à l’étranger, et pendant toutes mes années d’adolescence, de la sixième à la terminale, je n’ai pu voir mon père que quelques semaines par an, aux vacances. Pendant toutes ces années, j’ai manqué d’à peu près tout : chaussures, vêtements, jouets ; ma mère était alcoolique et dépressive, nous vivions dans un tout petit appartement avec ma sœur. Nous n’avions même pas de frigidaire ni de table à manger. Alors oui, j’ai été bon élève, parce qu’il y a des situations, des vies, dans lesquelles il n’y a aucune autre option que d’être bon élève. Je suis un pur produit de l’école de la République, je le dis sans crâner et sans emphase.
Dans un précédent « Je la revois », j’ai remercié mes professeurs qui m’ont, tout simplement, sauvé la vie. Cependant, alors que j’essaie de me revoir devant ces lycéens, et de reconstruire ce qui aurait pu être l’échange que nous n’avons pas eu, je pense à ma jeune voisine, Irène L., à qui je dois tant aussi.
Pendant plusieurs semaines ou mois, mon frère avait été porté disparu, après avoir été enlevé par des milices de la dictature. Notre mère nous l’avait caché, puisque selon toute probabilité, il avait été tué et on ne le reverrait jamais. Puis, le bruit avait couru qu’il était réapparu dans une caserne de l’école de l’armée de terre, où l’on torturait à tour de bras. Ma mère s’était donc précipitée avec un avocat pour essayer de le sauver. C’était quelques semaines avant la fin de ma classe de CM2. Je me suis donc retrouvé absolument seul avec ma sœur à Paris, j’avais onze ans, et elle treize ou quatorze. Je me rends compte qu’aujourd’hui, j’attends jusqu’à deux heures du matin que mes enfants de dix-sept ou dix-neuf ans rentrent avec un Uber de Montparnasse, alors qu’à l’époque, on n’hésitait pas à laisser des enfants de CM2 et de 5e seuls dans un petit appartement livrés à eux-mêmes. Il y avait évidemment des circonstances, et puis surtout, il y avait la voisine.
En effet, un appartement encore plus petit que le nôtre était occupé à l’étage par une très jeune étudiante qui faisait une licence de philosophie à la Sorbonne. Je crois qu’elle ne s’entendait pas trop avec ses parents ; mais ceux-là avaient les moyens de lui payer une sorte de studio amélioré composé de deux pièces situées au bout d’un long couloir, avec la cuisine au milieu donnant sur cour. Nous étions donc voisins. Elle devait avoir entre dix-huit et vingt ans. Quand je pense que c’est l’âge de mon fils aujourd’hui, j’en suis médusé. Car, en effet, ma mère nous avait confiés à cette toute frêle jeune fille, en prenant le premier vol Pan Am qu’elle avait pu trouver pour Buenos-Aires.
C’est l’occasion d’expliquer pourquoi nous la connaissions aussi bien, puisqu’après tout, on ne fréquente pas forcément les étudiants qui habitent sur son palier.
A l’époque, et je parle vraiment comme un vieux schnock de cinquante quatre ans, les lignes de téléphone étaient pratiquement un luxe ; ainsi, les deux appartements partageaient-ils la même ligne. Il y avait donc un interrupteur en bakélite un peu curieux, appelé « taquet », au ras du mur le long d’une plinthe où arrivaient les fils du raccordement au réseau, et qu’il fallait actionner pour faire basculer la ligne de téléphone de son appartement vers le nôtre. Ainsi, chaque fois que nous voulions téléphoner, il fallait sonner chez elle pour qu’elle « mette le taquet ». Comme le taquet était chez elle, elle n’avait pas besoin de venir sonner chez nous pour rétablir la ligne de son côté. Je ne me souviens plus comment étaient faites les facturations ; il me semble que nous avions des numéros de téléphone différents, le nôtre était Médicis 54 37, je m’en souviens encore, ça ne dira rien aux jeunes, mais les secteurs téléphoniques étaient désignés par des noms : Médicis, Odéon, Balzac etc. Le filon a déjà été exploité par Modiano.
Comment fonctionnait ce bastringue ? Je l’ignore, mais c’est un témoignage de l’usage qu’on avait d’un téléphone dans les années 70, et si mon oeuvrette peut servir à ça, je n’aurais pas écrit complètement en vain.
Grâce à ce taquet, nous étions pratiquement tous les jours en contact avec Irène, et nous étions devenus peu à peu très proches et rapidement amis. Elle était un peu comme une seconde mère ou une grande sœur. Il devait y avoir huit ou dix ans d’écart entre nous. Nous allions souvent chez elle, où elle nous offrait des bonbons et des dragées ; elle nous faisait écouter Boris Vian et Barbara, elle nous aidait quelques fois dans nos leçons. Je me demandais si elle avait connu la libération, mais évidemment non.
Je dois avouer qu’un système ingénieux de double réfringence entre la fenêtre de sa salle de bains et celle de notre cuisine me permettait parfois de la voir nue prenant son bain dans sa baignoire, de l’autre côté de la petite cour autour de laquelle notre immeuble était bâti. Elle était brune, elle avait dix-huit ans, des cheveux longs, et elle portait de grandes chemises en coton en guise de pyjama qu’elle passait directement sur sa peau blanche, nue et mouillée en sortant du bain. C’était déjà beaucoup pour mes onze ans.
Cet été-là, vers la fin de mon CM2, je devais passer le premier examen de ma vie : l’examen d’entrée au « petit » lycée, c’est-à-dire le collège. Car en réalité, j’étais dans une école privée, d’ailleurs payée par une tante, et l’on n’entrait pas à l’école de la République, sans passer un examen vexatoire destiné à vérifier que l’enseignement reçu dans le privé était à la hauteur. Je ne sais pas si c’est toujours le cas. En tout état de cause, ma mère étant partie, mon frère en prison et torturé, mon père absent, je devais passer seul ce premier examen, qui devait décider de ma vie entière. Avec de bons résultats je pourrais entrer dans un « grand » collège parisien. C’est donc Irène qui me prépara, et qui acheta pour les épreuves un très beau stylo avec un corps en bois festonné d’une bague dorée inoxydable par laquelle on le tenait. C’est avec ce stylo que j’ai passé cet examen, auquel elle me conduisit, en l’absence de ma mère. Et c’est grâce à cela que j’ai pu entrer dans un "grand" lycée parisien, faire les études que j’ai faites et devenir l’espèce d’oiseau rare que les lycéens d’Auray ont pu rencontrer.
Cependant, dans la même semaine où j’étais à Auray, j’ai déjeuné avec Irène.
Je suis passé la prendre aux éditions, rue Bernard Palissy, j’ai attendu à l’entresol, dans le petit secrétariat vétuste cerné d’armoires décaties, en feuilletant un récent livre de Jean E. imprimé en gros caractères, une édition pour les malvoyants. Irène est descendue, et nous sommes allés manger dans un restaurant chic derrière la rue Bonaparte. Aussitôt après avoir poussé la porte du restaurant, elle a baissé les yeux et murmuré rapidement, « Antoine G. mange à ma table avec X, j’ai aucune envie de les croiser, viens on va au fond ». On s’est installés sur les banquettes en velours rouge, je lui ai annoncé la sortie de mon livre, habituel fiasco éditorial, et nous avons parlé du passé, du présent et même de l’avenir.
Et chaque fois que je revois Irène, ce n’est pas la jeune fille nue qui prenait son bain de l’autre côté de la cour que je revois d’abord, mais le stylo en bois doré qu’elle m’avait offert, avec lequel j’ai pu commencer ce long défi pour m’en sortir, tandis que mon frère, à douze mille kilomètres, entrait dans cinq années de captivité arbitraire.