Je le revois (Miguel Angel Estrella)
Ce matin, j’apprends par la presse que la paroisse Saint-Merry, dans le quatrième arrondissement de Paris, près du centre Beaubourg, a appelé à voter Emmanuel Macron, se démarquant par là de la position de l’église catholique (qui est de ne pas en avoir).
Ecrasé par le magma d’arguments politiques, je ne parviens pas, depuis une semaine, à sortir de ma torpeur, me contentant de signer une pétition avec quelques écrivains, tremblant comme moi à l’idée que le fascisme vienne au pouvoir dans notre pays, et ne résistant pas à la pulsion d’écrire quelques posts méchants sur Facebook à l’encontre de taupes du Front National poussant les gens à l’abstention.
Cependant, ces prêtres qui appellent à voter Macron, et ce nom, Saint-Merry, provoquent soudain un court-circuit dans ma mémoire. Je relis Saint-Merry, et un flot de visages, ridés par le chagrin et la douleur, me reviennent en mémoire.
C’était il n’y a pas si longtemps, quand la dictature se répandait à la surface du continent Sud-Américain. Paris était devenu l’asile, le refuge, de nombreux fugitifs qui fuyaient les exactions de militaires subventionnés par la CIA. En ce temps-là, la torture était pratiquée de façon systématique sur les opposants au régime, les enfants séparés de leur mère à la naissance, des jeunes filles violées et jetées en hélicoptère directement à la mer.
L’église Saint-Merry était le lieu à Paris, où se retrouvaient les exilés, les familles des victimes, les anonymes d’associations qui leur venaient en aide. De nombreux intellectuels croupissaient sans procès dans les prisons des pays d’Amérique du Sud impliqués dans le plan Condor. Quand ils n’étaient pas simplement disparus pour toujours, ils passaient des années, souvent à l’isolement, en l’attente d’absurdes procès organisés par les marionnettes du pouvoir. Il y avait des mathématiciens comme Massera, des poètes et chanteurs comme Viglietti, et il y avait un pianiste, Miguel Angel Estrella.
Les artistes ne sont pas des êtres supérieurs aux autres, et nos pétitions ne valent pas grand-chose, ces derniers jours me l’ont confirmé ; cependant, ils bénéficient d’une sorte d’affection sauvage : blesser un artiste, comme un enfant, est l’acte de barbarie ultime que même les citoyens les plus collaboratifs ne peuvent supporter. Les mathématiciens, les chanteurs, les poètes, sont donc souvent défendus, chez eux et dans le monde, par d’autres mathématiciens, d’autres artistes, d’autres poètes et de simples citoyens aussi.
Miguel Angel Estrella fut défendu par Yehudi Menuhin et par Henri Dutilleux qui remuèrent ciel et terre pour le faire sortir de prison. Estrella avait été l’élève de Nadia Boulanger, qui trouva la force à 90 ans de prendre sa défense. Daniel Balavoine lui dédia une chanson (Frappe avec sa tête).
Embarrassé par le mouvement mondial ayant pris la défense du pianiste, les militaires libérèrent Estrella, et le poussèrent dans un avion à destination de Paris, qui était alors le point focal des résistances Sud Américaines. Quelques semaines après son arrivée, une petite fête fut organisée à l’église Saint Merry pour son retour. A cette occasion Miguel Angel Estrella donna son premier concert depuis des mois, peut-être des années, depuis tout ce temps qu’il avait passé en prison, sans pouvoir se produire, ni même jouer du piano.
J’étais un jeune adolescent ; pour des raisons qui se perdent dans mon enfance, j’étais très proche des gens qui l’avaient accueilli à Paris, et d’ailleurs son fils était venu dormir à la maison, sur le lit gigogne qu’on sortait en le tirant de sous le mien ; une sorte de gros tiroir.
Je faisais donc partie des meubles, et allais chez ces gens où Miguel Angel Estrella habitait. Ils avaient une chambre d’amis qu’ils lui avaient prêté, et j’avais assisté à une partie de la répétition. Tout le monde avait très peur que Miguel Angel Estrella ne pût plus jouer du piano ; le bruit courait qu’il avait eu les mains cassées.
Cependant, si Estrella avait été privé de piano pendant sa captivité, une pression mondiale avait contraint les militaires à lui fournir après plusieurs mois d’âpres tractations, un piano muet, sorte de planche avec des touches qui permet de jouer en silence, sans réellement avoir les sensations du toucher pianistique. J’étais donc chez lui, pendant qu’il répétait son concert de remerciement, et, je ne sais pourquoi, il était sur son piano muet. Je regardais avec fascination ses doigts voler sur le clavier, dans un silence absolu, ou plutôt grésillant de petits cliquetis secs et boisés. Je regardais ce petit bonhomme en me demandant comment un artiste comme lui avait pu supporter la torture, la violence de la captivité, et puis surtout de ne pouvoir jouer que sur cette planche de bois peinte en noir et blanc.
A ce moment de mes réflexions, l’ami chez qui il habitait était entré, s’était approché et avait « écouté » Estrella jouer d’un piano d’où il ne sortait aucun son. Quand Estrella eu fini, l’ami posa sa main sur les « touches », fit une sorte de trille inaudible sur deux « touches » et dit :
−Je ne comprends pas comment tu as pu jouer là-dessus pendant tout ce temps.
Et Miguel Angel Estrella répondit :
−C’est vrai, tu as raison, ce piano est tout désaccordé.