Je le revois (le sang des suppliciés)

Après le mariage de S. R. et S. B., j’ai été invité au mariage d’un jeune collègue. A la table des mariés, j’étais quasiment le plus âgé, si l’on excepte les parents de mon collègue : la roue tourne, la vie continue et c’est très bien ainsi.

A cette occasion j’ai fait la connaissance de la mariée dans ce restaurant pittoresque du 5e arrondissement situé rue Lhomond derrière le Panthéon : une jeune femme hondurienne ingénieure en informatique. Et le soir du même jour, j’ai vu à la télé dans une émission littéraire, un archéologue américain raconter en traduction simultanée, la découverte d’une nouvelle civilisation précolombienne dans les forêts inaccessibles du Honduras où il a été largué par hélicoptère (1). Cette coïncidence, et particulièrement la beauté amérindienne de la jeune mariée, caractérisée par l’éclat éblouissant de son sourire sur une peau mate de statue maya, me rappelle soudain un souvenir d’enfance.

Non pas un souvenir, mais mon plus ancien souvenir. Chacun d’entre nous a enfoui quelque part son plus vieux souvenir d’enfance, datant souvent de l’âge de trois ans, âge à partir duquel la verbalisation permet de graver pour de bon les informations dans le cerveau. Curieusement, ce premier souvenir n’est jamais celui du père ou de la mère, ni même le souvenir de soi-même. C’est quelqu’un d’autre qui revient, comme un fantôme incertain qui n’inspire que des pensées diffuses. Et c’est une jeune Amérindienne que je revois, vêtue de sa robe évasée, de son poncho et d’une veste bariolée. Elle marche comme moi sur de grandes dalles en pierre noire et lisse ayant le poli de l’obsidienne : ce sont les vestiges d’un temple inca quelque part entre La Paz et Tiahuanaco, avec la chaîne des Andes enneigées en toile de fond, et à quelques mètres à peine en contrebas une voie ferrée poussiéreuse sur laquelle passe au ralenti un wagonnet ou une locomotive ; un peu plus loin une sorte de marché avec des gens assis, vers lequel cette figure muséale semble se diriger d’un pas lent.

J’ai deux ans et demi. Mes parents font le tour de l’Amérique Latine avec dans leurs bagages deux petits enfants, ma sœur et moi, et nous partons tous ensemble pour Cuzco et le Machu Picchu, dont je n’aurai aucun souvenir. C’est l’été austral 1966.

Désireux de connaître le continent, mon père avait entrepris ce voyage avant sa prise de fonction à Montevideo, où nous devions rester presque dix ans. Cependant, tandis que me revient en mémoire cette Indienne de l’Altiplano au visage buriné, si souvent représenté dans les poteries incas, je vois défiler devant moi d’autres images de ma vie et ce carrousel s’arrête sans que je l’ai voulu sur celle d’une grande cuillère en bois de style inca que nous avions à la maison quand j’étais petit.

J’ai su que mes parents avaient loué un taxi pour les promener de-ci de-là autour de Cuzco et jusqu’à Machu Picchu, qui ne se visitait pratiquement pas à l’époque, l’accès en étant très difficile, et puis il vallait mieux circuler avec un chauffeur « indien » pour éviter les mésaventures. Mes parents avaient chiné, si j’ose dire, sur les marchés populaires quelques antiquités précolombiennes qu’on n’était probablement pas autorisé à exporter, mais grâce à cela j’ai toujours, cinquante ans après, un vase Tihuanaco, certes cassé au cours d’un déménagement, dont les débris traînent dans un carton, dans l’armoire de l’aspirateur, en attendant que j’ai quelques euros pour le faire restaurer.

Cependant, mon père était tombé, au milieu de quelques statues classiques et peut-être d’imitation, sur une grande cuillère en bois noir qui l’avait intrigué. Il l’avait achetée pour une somme infinitésimale, et c’est ainsi que cette cuillère était restée dans la famille, passant de l’étagère de la cuisine à celle du salon, d’un tiroir sous la plaque de gaz à une corbeille de fruit en forme de bateau en paille trouvée sur les bords du lac Titicaca et posée près d’une porte donnant sur un jardin d’hiver, quand nous étions à Punta Gorda, un quartier périphérique de Montevideo.

Je mentirais si je disais que cette cuillère nous servait quotidiennement comme ustensile de cuisine, mais enfin, il est arrivé que ma mère serve la soupe de poireaux avec. Elle en avait le volume, et il y avait quelque chose de pittoresque à servir à table avec cette sorte de cuillère vieillote et singulière.

Bien des années plus tard, mon père fut expulsé d’Uruguay manu militari pour des raisons politiques : ce n’était pas bien vu de prendre le parti de la démocratie dans une dictature militaire. Je raconterai un jour la descente chez nous des soldats de l’armée uruguayenne, les enfants parqués dans un coin sous la surveillance des mitraillettes pendant que les soldats bousculaient les étagères et renversaient les meubles, et aussi les armes cachées par mon père au grenier, qui se résumaient à des sagaies africaines rapportées d’un précédent poste dans l’Atlas, et qui ornent aujourd’hui mon bureau du CNRS à l’Université Paris-Diderot.

Quant aux antiquités acquises sur les marchés près de Machu Picchu, elles partirent discrètement à Paris, noyées dans le « Cadre » comme on l’appelait alors : une sorte de valise diplomatique de quelques tonnes que les fonctionnaires diplomates avaient le droit d’emporter avec eux lorsqu’ils déménageaient ou emménageaient, et qui passait la douane sans être ouverte par les officiers de service. C’était la vie d’expate au temps de la splendeur de la République, nous étions très fiers de notre passeport rouge.

Cependant, arrivés à Paris, une vie de pauvreté sinon de misère nous attendait, pour des raisons que mes lecteurs connaissent. Je ne m’étendrai pas. Mon père commença à vendre quelques antiquités, pour trouver un peu d’argent, et faire face aux difficultés financières abyssales qui commençaient à être les nôtres.

Et il y avait cette cuillère en bois.

Sans doute mû par une intuition d’archéologue amateur, mon père prit rendez-vous avec le conservateur du Musée de l’Homme à Paris, au Trocadéro. Il emballa dans un journal, qui avait pu tout aussi bien contenir du hareng ou du mou, la cuillère que ma mère avait utilisée l’une ou l’autre fois pour servir la soupe, et se présenta à son rendez-vous avec ce truc sous le bras.

Dans le bureau, il déroula le papier devant le conservateur en expliquant les circonstances dans lesquelles l’objet avait été acquis. Tandis que l’objet sortait de son emballage sale et apparaissait dans son entier, les yeux du conservateur s’étaient écarquillés. Il avait tourné l’objet deux ou trois fois dans ses mains en disant « Mon Dieu », puis il avait regardé mon père en lui disant :

— C’est un Pachca.
— C’est quoi ?
— C’est un Pachca, une cuillère rituelle servant à recueillir le sang des suppliciés au cours des sacrifices humains et à le donner à boire aux guerriers incas, c’est une sorte d’objet transactionnel, pour transférer symboliquement la force des prisonniers, se donner du courage pour les batailles à venir.
— Oh… Et ça vaut quelque chose ?
— C’est-à-dire… A ma connaissance il n’en existe que deux exemplaires au monde à l’extérieur du Pérou.
— Oh.
— Si vous voulez bien, je peux vous l’acheter, disons… 5000 francs, nos budgets sont un peu… heu… limités ; mais je ne vous cache pas que New York ou Berlin vous en donneraient beaucoup plus.

Et c’est ainsi que mon père vendit au Musée de l’Homme la cuillère sacrée qui avait contenu le sang des suppliciés, et avec laquelle ma mère m’avait, à l’occasion, servi la soupe. Cette cuillère est aujourd’hui exposée au Musée du Quai Branly ; elle peut être vue un peu sur la gauche, en remontant le plateau des Amériques, et dans la vitrine ne figure pas la mention de mon père, puisque ce ne fut pas un don.

Et aujourd’hui que je repense à cette cuillère, et que j’écris les dernières lignes de ce texte, je me demande si d’avoir été servi avec cet objet sacré, calice en bois du sang des sacrifiés, je n’ai pas reçu tel l’Obélix ou l’Indiana Jones moyen, la force symbolique pour supporter les malheurs que mes lecteurs auront découverts dans ces chroniques, et si je ne suis pas devenu sans l’avoir voulu cet objet transactionnel, comme l’est tout écrivain, abandonnant d’une écriture hémorragique, un plasma de mots donnés à boire à ses lecteurs, pour qu’ils puissent à leur tour se désaltérer du courage de vivre, et supporter la difficulté de la condition humaine, les malheurs de la vie, et même la finitude sinon le supplice de notre existence

(1)Douglas Preston « La cité perdue du Dieu Singe », in « La Grande Librairie », 29 mars 2018.

31 mars 2018
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