Je les vois (les deux films)
A l’époque où j’ai vécu, c’est-à-dire vers la fin du XXe siècle et le début du XXIe, on employait parfois l’expression « on n’est pas dans le même film », pour signifier à quelqu’un un malentendu ou une divergence sur l’interprétation de certains faits.
Cette semaine, c’était Noël, et X. m’a offert une paire de chaussures de sport. Le spectacle de mes vieilles baskets pourries lui a inspiré ce cadeau, afin que, comme elle me l’a dit en plaisantant, je ne me « clochardise » pas. J’ai été comme saisi de stupeur en ouvrant le paquet et en découvrant, les larmes au bord des yeux, ces chaussures de course. Parce qu’en l’occurrence, nous n’étions pas dans le même film.
Elle ne pouvait pas savoir que j’avais décidé de me remettre à la course, pour une raison bien précise. Quand j’étais jeune, je courais le fond. A une époque, je faisais 20 kilomètres tous les matins, avant d’aller travailler. Je me suis aligné un jour aux 100 km de Bienne, une belle course à travers les montagnes suisses, que je n’ai hélas pas terminée. Au kilomètre 80, les commissaires de course m’avaient couru après, alors que, abruti par la fatigue, j’étais reparti en sens inverse après le point de contrôle. Quand ils m’eurent rattrapé et annoncé que je courais dans la mauvaise direction, je m’étais à peu près évanoui dans leurs bras, pour me réveiller, évacué sanitaire, sous une tente de la protection civile où des lits pliants militairement alignés accueillaient les coureurs réduits comme moi à l’état d’épave. A mon réveil, ils me proposèrent de me ramener au dernier point où j’avais été contrôlé : « Il ne vous reste plus beaucoup à faire ». 20 kilomètres tout de même, j’avais préféré abandonner.
Cependant, je n’ai pas décidé de me remettre à la course pour le plaisir de souffrir ou me refaire une santé.
C’était il y a deux ans et demi. X. venait de subir une irradiation de l’encéphale total pour tenter de stopper la croissance de métastases cérébrales nombreuses et inopérables. Peu après le premier bilan, j’avais été reçu individuellement par son médecin-oncologue. A l’étage des bureaux de l’institut, au-dessus des chambres de l’hôpital proprement dit, on trouve une petite salle, aménagée avec des fleurs et des affiches d’appel aux dons, où les médecins reçoivent la famille. Le médecin m’a reçu sans X., et m’a expliqué la situation, au vu des derniers examens. Il m’a dit simplement :
−C’est terminé. Nous ne lui ferons plus aucun traitement, ce n’est plus la peine. Elle n’est pas en état de supporter une nouvelle chimio, ça ne ferait que rendre sa fin plus pénible. Avec tout ce qu’elle a eu déjà, quand ça ne marche pas, l’expérience montre que ce qu’on pourrait encore lui proposer est inefficace. Ça va être très rapide, maintenant.
On ne peut pas décrire l’état dans lequel vous mettent ces mots. On pense aux enfants, à la vie qui se raccourcit, aux dernières vacances, au dernier Noël, à la dernière fois où l’on a fait l’amour. Et tout sera dernier.
En rentrant chez moi, comme un zombie, j’ai appelé un vieil ami cancérologue pour lui demander son avis. Il m’a dit :
−Ou bien tu la laisses partir comme ça, ou bien tu essaies le traitement métabolique.
J’ai donc donné à X. les gélules du docteur Schwartz, extraits improbables de concentré de jus de mangoustan, et autres suppléments alimentaires achetés sur internet, et j’ai pris rendez-vous avec le proviseur du lycée de mes enfants. Il m’a reçu très humainement ; je lui ai expliqué que la vie familiale et la scolarité de mes enfants étaient très perturbées, et que les choses allaient s’aggraver inexorablement. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter pour leur scolarité, qu’ils avaient l’habitude de cas particuliers difficiles, et que tout serait fait pour que mes enfants s’en sortent malgré tout. Je peux témoigner que Patrice Corre, qui a pris sa retraite l’année dernière, était un proviseur animé uniquement par la volonté que ses élèves réussissent, s’épanouissent, et tirent le meilleur de leurs capacités, en toute circonstance.
Cependant, cette chronique n’a pas pour unique objectif de remercier M. Corre pour son humanité. En effet, j’étais arrivé en avance à ce rendez-vous. Je traînais devant le lycée, ne sachant s’il valait mieux attendre dehors, ou aller m’asseoir à l’étage sur les petits coussins en velours du couloir de l’administration. Je redoutais que mes enfants sortent avec leurs camarades et me trouvent faisant le pied de grue devant le lycée. Ils auraient sûrement soupçonné quelque chose et puis, surtout, les enfants ne supportent pas que leurs parents soient aperçus près du lycée, les accompagnant en voiture, par exemple, lorsqu’ils sont très en retard. Il fallait à tout pris que je disparaisse, pour dix minutes, le temps d’être à l’heure à cet important rendez-vous.
En face de l’entrée, il est un mur aveugle qui ceinture une église gothique orientée à angle droit par rapport au lycée. Du parvis, on ne voit pas entrer et sortir les lycéens. Et lycée-de-Versailles. Je me décidai donc à entrer dans l’église et à tuer le temps par là, incognito. Au milieu de l’après-midi, il n’y avait personne, et je déambulais sans projet dans le transept. Je remarquai dans un coin un grand sarcophage. Je m’approchai. Il s’agissait du sarcophage de sainte Geneviève, profané à la révolution. Il est vide. Sur le côté une châsse contenait encore une relique de la Sainte sauvée du saccage, quelque chose comme une phalange. Contre le mur, de nombreux ex-voto imploraient la Sainte patronne de Paris, ou bien la remerciaient pour quelque miracle, souvent en rapport avec des problèmes de santé.
Je ne suis pas particulièrement bigot, et peut-être même pas croyant. Comme tout le monde, je me demande ce que je fais là, et ne trouve rien à me répondre. Cependant, lorsque tout vous abandonne, y compris la médecine, que vous êtes seul dans une église déserte, devant un sarcophage vide, il vous prend parfois au milieu de l’après-midi des prières venues de nulle part. Ainsi, devant ce sarcophage vide, simple pierre creuse, et ces ex-voto concernant des personnes miraculées presque aussi malades que X., j’ai fait le vœu que si les gélules d’extrait de mangoustan et les suppléments alimentaires trouvés sur internet faisaient le moindre effet, et retardaient la terrible échéance que l’oncologue de l’institut m’avait annoncée comme imminente, je relierais le Mont-Saint-Michel à Saint-Jacques de Compostelle à la course. Pas à la marche : à la course.
C’était il y a deux ans et demi.
Le docteur que je vois parfois quand j’ai un gros coup de mou m’a dit d’écrire : « Tout cela est très lourd à porter, votre épouse défie la médecine, écrivez. » Puisqu’on me recommande d’écrire, je vais l’écrire : « Sans vouloir vous contredire, docteur, ce n’est pas la médecine que mon épouse défie ».
Sur ce, je vais aller essayer ces chaussures. Je ne voudrais pas que mon nouvel entraîneur s’impatiente.