Jérôme Bonnetto publie Vienne le ciel chez L’Amourier éditions

Etrange récit en vérité que Vienne le ciel, dont le centre tout à la fois se dérobe et se donne à mesure qu’avance la lecture, dont les lieux ne sont pas vraiment décrits mais seulement interpellés comme symptômes des personnages, les villes en particulier, Prague, Paris, Tokyo, "de Tokyo, Ada ne connaît qu’un hôtel, qu’une chambre", St Pétersbourg ; dont seuls deux personnages ont un nom, Ada et son fils Alexandre, tandis que d’autres, comme l’amant d’Ada et donc le père d’Alexandre, n’existent qu’anonymement…
Etrange récit dont les reprises fréquentes de paragraphes, d’images obsessionnelles comme celle d’un mur, d’une falaise, de pierres grises, donnent le sentiment que le temps s’est comme figé une fois pour toutes dans l’expérience tragique d’un désastre, celui qu’est la vie de cette femme séduite et possédée par un homme violent, à la limite de l’ignoble, et dont elle subit dans une sorte de consentement somnambule la fascination, avant qu’il ne l’abandonne, enceinte, et vivant dans un premier temps cette grossesse comme une blessure.

Résumée ainsi, la trame de ce récit paraîtrait au fond banale, n’étaient les deux points de vue qui lui donnent corps et qui sont la manière originale dont Jérôme Bonnetto tourne les règles traditionnelles de la mise en histoire.

Je signalerai d’abord ces plongées dans l’intériorité des personnages, en particulier au dernier chapitre du livre où s’entrecroisent au style direct la supplication pathétique et monstrueuse d’Ada à quoi répondent les protestations d’amour de son fils, plongées qu’expriment le procédé, un peu forcé peut-être, d’effacement de la ponctuation et de certains repères syntaxiques, et qui laisse entendre la fascination mutuelle, et ici exacerbée, qu’exercent l’un sur l’autre la mère et le fils. Jusqu’à accepter que la mort d’Ada scelle une impensable union.

Mais il y a surtout la passion de la photographie de Jérôme Bonnetto, que signalent plusieurs interruptions du récit, brèves séquences portant sur l’histoire ou sur la technique de cet art, passion que partagent tous les personnages de son livre : l’amant d’abord, très voyeur obsessionnel dans sa façon de saisir Ada dans les situations les plus intimes, Ada elle-même, qui joue avec l’objectif, et Alexandre, le premier qui apparaisse sur la scène du livre, et qu’on voit obstiné à photographier des jeunes filles, "il observait leur visage ébloui par la lumière blanche et la peur de l’objectif puis il appuyait sur le déclencheur souple".
Or, voyez ce qu’écrit Bonnetto du travail du photographe Araki : "Chacune de ses images n’a pas à être "bonne" ou "intéressante". Elles sont accumulées et arrangées par un travail de montage pour créer un réseau de significations complexes".

On comprend bien que ce travail de montage – on pense à Claude Simon – est exactement celui que pratique Bonnetto dans ce livre.
Il s’agit, pour l’auteur comme pour son personnage d’Alexandre, lequel ouvre une "boîte" secrète ayant appartenu à sa mère, boîte pleine de clichés auxquels son regard cherche à donner sens, d’étaler devant soi tous ces instantanés aléatoires, et de trouver l’art de "créer un réseau de significations complexes".
Chez Bonnetto, cette manière, c’est précisément écrire.
Et le réseau est ici réseau d’images, qui tisse en secret la secrète et tragique raison du livre, par exemple ces perpétuels mouvements de chute, qu’on retrouve dans le redondant "cataracte" signalant qu’un cliché a été pris, dans la pluie ou le déluge, signes métonymiques pour désigner Ada, "elle se penche vers le mur, caresse les formes du bout de ses doigts de pluie", dans le suicide manqué de l’héroïne qui se jette dans la Neva, espérant "se perdre dans les flocons phosphorescents de l’eau", mais la Neva gelée la refuse…, dans ce geste aliéné de frapper "son crâne pour se creuser un sommeil, une désertion", un geste dont elle attend de son fils qu’il l’accomplisse pour elle, faisant ainsi sur elle "venir le ciel", "Oh Alexandre libère-moi de tout cela envoie-moi le ciel."

Oui, étrange et sombre récit que ce Vienne le ciel, et qui ne cesse d’appeler à l’aide son lecteur, tout du long associé à la nécessité d’interroger le secret de ces vies, dont il comprend bien que, comme la sienne, les clichés ne sont que des parcelles figées qui attendent qu’on les parle – ou qu’on les écrive – si l’on veut leur donner du sens.

Jean-Marie Barnaud

9 mai 2007
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