Jeux de miroirs en mouvements

Hans Memling
Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption
Vers 1490
Huile sur bois
6 panneaux
H. 20 x L. 13 cm (chacune)
©Musée des Beaux-Arts de Strasbourg

Petite philocalie de l’art n°16 Cf. chroniques précédentes

Grand Almotasim parle de Petite Philocalie à Carmen Hacedora qui l’interrompt trois fois [trivium 1]
Carmen Hacedora parle de Petite Philocalie à Grand Almotasim qui l’interrompt trois fois [trivium 2]
Petite Philocalie ne parle pas, elle dit quelque chose et elle n’est pas interrompue.
[trivium 3]

« Il nous reste l’art pour ne pas mourir de la vérité. »
R. Lafosse

Tout sauf moi [trivium1]

Qu’on dise de moi tout ce qu’on voudra, c’est pourtant moi, c’est moi seul qui répands la gaieté sur ses lèvres.

Dès que je parais dans mon corps-de-gloire-nimbé-de-lumière, dès que la mandorle entourée d’anges musiciens compose des premiers motets hallucinés, je vois ses intonations s’accorder à mon intonation. Ses éclats de rire se font entendre de toutes parts. Ils annoncent la-joie-de-vivre qui s’empare d…˜elle et les plaisirs que lui donne ma présence.

Pour modifier l’ordre des propositions [“synchise”], pour que tu saches pourquoi aujourd’hui je parais sous cette apparence [Salvator Mundi ] juste quelques "petits mots" à propos de ce que je me souviens avoir vu en traversant un lieu rempli de hurlements. De la vision que je n’ai plus – l’ai-je jamais eue ?– reste une image.

Une gueule de feu finit d’avaler trois proies. Une créature à visages multiples danse sur des peaux de couleur brune qui n’est pas encore noire, et où le blanc meurt. Son ventre est un visage d’homme, sa tête porte de grandes oreilles et de petites cornes, son buste est pourvu de minuscules seins flétris, les extrémités de ses bras et de ses jambes sont crochues et griffues. Au dessus de ce qu’il faut bien appeler un démon, un phylactère en lévitation où est écrit : « En Enfer, il n’y a pas de Rédemption ». [Le “diabolon” c’est ce qui divise.]

Je traverse le labyrinthe de feu. Pour mon salut j’ai un guide, un ami, un poète …

– Le poème est dans l’image !

… un dieu, la Puissance de la parole.

Je retire des flammes deux femmes cramoisies mais toujours en vie.

Un tremblement de terre, des éboulements, une inondation, une catastrophe, suivent mon retour dans la gloire

je veux dire que la divinité ne crée pas.

explique-toi

au commencement elle a créé

je la chérissais alors comme la prunelle de mes yeux, mon troisième œil, mon œil en trop, ma clairvoyance, mon reflet.

Aujourd’hui ce reflet est une ombre qui masque tout. J’ai l’impression de ne plus rien voir. Je suis seul devant un grand monstre, seul face à moi-même, face au monde, face à mes peurs, face aux mensonges. Je suis sans parole devant elle.

– Nommeras-tu celle dont tu parles ?

Je parle d’un rêve qui n’avait jamais demandé à être nommé, sachant trop ce qu’il en coûte d’être pris dans le rêve d’un autre.

C’est ma bouche de ventre qui a parlé, elle a parlé par le fait même qu’elle ne devait pas parler. Le Démon de la perversité m’avait frappé. Le secret si longtemps emprisonné s’est élancé de mon âme.

Dans l’exploration contrariée d’une double contrainte l’espace des pratiques artistiques et poétiques, spirituelles et mystiques est désormais ligoté par la vérité

cet espace est vide, elle s’est retirée, elle a changé d’apparence et de nom.

Son nom ne fixe plus la rédemption, il ne me suit plus.
L’échange de langage est rompu.
La représentation ne présente plus rien.
Le “pas encore” s’est changé en “jamais plus”.

Rien ne signifie plus mon corps-de-gloire-nimbé-de-lumière et les motets hallucinés des anges musiciens sont muets.

Pourtant, l’image en état de silence, recueille toujours et tout entière les vibrations infinies d’une mandore, d’un psaltérion, d’une harpe, et d’une viole d’amour.

Tout sauf moi [trivium 2]

Tu peux dire de moi tout ce tu voudras, c’est pourtant moi, c’est moi seule qui, par mes histoires, répands sa alegría.

Il ne m’est pas possible de retracer tous ces moments de joie :
 [1]

j’ai vu un grand nombre d’œuvres d’art en regardant tes jeux avec elle devant ces mêmes œuvres.

– Mes jeux ?

Les jeux des mots qui permettent de passer des espaces d’apparence à ceux de représentation. Des jeux de pages dessinées et écrites, des jeux de pistes, des jeux de miroirs, des jeux de mains, des jeux de lettres, des jeux de langues, des jeux d’enfants qui changent le manque de réel en buena suerte

infinita poesía el mismo verbo Pequeña Filocalia era

L’histoire, une séparation chronique, commence à la station de métro Marboeuf, célèbre artiste sans œuvres [Cent Œuvres d’art impossibles]. Dans les galeries d’art, dans les musées, dans les expositions, dans les rues, dans les livres, je repère des images d’où procède la clarté de vos regards sur les choses de l’art et du monde.

Tu entrevois le sujet général, votre recherche pour « voir beau » devant des formes indéfiniment diverses.

– Mais toi comment vois-tu ?

Le blason de ma maison surmonté de la devise « Nul bien sans peine » donne une image de ma communauté de vues, de la dépendance de ma vision aux points qui la représentent.
Je ne peux prétendre exister en dehors de cette “solidarité organique”, sensible et visuelle.
Au premier rang de mes expériences, se place mon nom : prénom et patronyme. Aucun évènement, aucun mariage, n’a pu me faire perdre la propriété privée de mon nom.

Hacedora vient de l’espagnol “hacer” [faire]. Ce verbe est ambigu, il peut désigner la faiseuse, la fabricante, la fabricatrice, l’artisane, l’ouvrière, celle qui construit un “monument”, un “chef-d’œuvre”, mais aussi, avec la nuance contenue en français dans le premier terme, une personne intrigante, cherchant à en imposer aux autres, à se donner de grands airs, à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas.

– Quelle faiseuse d’embarras !

Oui, « faiseuse Gambara » [2] ce compositeur qui a sur la musique des théories et des pratiques rebelles, mais qui reste attaché aux distinctions sociales que ses opinions repoussent. Je suis ancrée de même aux armoiries de mes aïeux.

Comme il n’est pas facile de voir ce que l’on a sous les yeux, je blasonne pour toi :

l’écu représente le bouclier de mon grand aïeul Le Chevalier inexistant connu sous le nom de « cavalier pensant » [3] Le dessin des charges est incliné, il mixte la forme d’un blason allemand avec une échancrure permettant de poser la lance et d’un emblème polonais à double échancrure. La pièce honorable, un griffon, occupe la table d’attente jusqu’à ses limites. La chimère tire sa langue vers trois fleurs de lys qui la couronnent. C’est une figure femelle [mais l’absence de pénis est normale, le sexe mâle ne se blasonne pas] qui symbolise le courage et la force du lion et la ruse et la vigilance de l’aigle. Des lambrequins partent du sommet du heaume qui coiffe l’écu et l’enrichissent sur toute sa longueur d’un ruban végétal dont l’extrémité haute est une patte animale aux griffes acérées sur une sphère. L’ensemble est surmonté de la devise qui, contrairement aux normes, est disposée au-dessus du blason à la place du cri de guerre.

Ma duplicité est inscrite dans mes armes, je m’appelle Carmen [♫ â™ªâ™ªâ™« en riant ... Si tu ne m’aimes pas, je t’aime / Mais si je t’aime, prends garde à toi…]. Mes capacités mimétiques me semblent pourtant très proches des tiennes. C’est à toi que je ressemble, c’est à l’autre que j’aimerais me déclarer identique, a quien le ocurren las cosas. Il n’est pas facile de renoncer à faire quelque chose de sa vie pour qu’une autre moi-même puisse te consacrer la sienne. Yo vivo, yo me dejo vivir, para que Pequeña Filocalia pueda tramar nuestra literatura y esa literatura justifica a nosotros.

Au demeurant, je suis condamnée à disparaître, définitivement,
quelque relique de moi aura chance de survivre dans une autre

mon crâne dans une niche qui porte la sentence : « Je sais en effet que mon rédempteur vit, que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. Job XIX »

Je ne sais pas laquelle des deux a écrit cette sentence.

All except you [trivium 3]

Je ne parle pas, j’allume mon livre et ferme la lumière. C’est ma position de lecture pour voir les mots dans le miroir

Ô mes amours, Trivium que j’adore, aide-moi à m’oublier entièrement pour m’établir en toi, immobile et paisible, dans la Vanité.

Je lis, debout et nue, femme tenant un miroir. Je fais de biais, la lecture de l’ovale qui réfléchit la lumière. Mes activités sont terrestres de part et d’autre de mon corps. Je porte des sandales de pèlerin, ma lecture se fait pas à pas.

Sur le sol épais, gras et fleuri de pissenlits et de pensées, deux lévriers lovés en sens inverse se regardent très près, l’un d’eux écarte en l’air ses pattes de derrière, une procession de fourmis sépare les deux chiens, deux puces jouent à cache-cache dans les longs poils d’un autre mammifère, un insecte tout seul glisse sur le galbe de mes cuisses au même rythme qu’un escargot de Bourgogne sur une tuile mouillée tombée d’un clocher, l’entrée d’une maison de maître dessine deux arcs diagonaux en plein cintre, un moulin remue sa roue à aube dans un plan d’eau transversal, et partout, sauf au ciel, des haies, un paysage cultivé et en ordre enveloppé sous le nom de campagne.

Le meunier part sur son âne au point du jour en chantonnant un sonnet de Chassignet [4].

Je m’épuise à lire les apparences au point d’en mourir. Debout et très nue, je suis un transi et je brandis un phylactère

voici la fin de la femme ; je suis fais d’argile et je suis retournée à la cendre et à la poussière

cadavre vif et souriant, mon squelette est souple et avenant. Sous mes côtes proéminentes, au dessus du pubis couvert de poils rares et longs, mon ventre est fendu verticalement par une plaie ouverte.

Je vous entends tous les deux vous récrier : « C’est être malheureux que d’être Vanité ! »

Ô, c’est être personne, individu de l’espèce humaine et être rien et rien que rien. Je vis conformément au sort de tout ce qui existe. Je ne me plains pas de ne pas marcher à quatre pattes comme le petit chien blanc ou de ne pas être la femelle du lévrier.

Vanitas vanitatum… je possède la conscience de ma nature fictive. Je ne recherche pas « la beauté » je l’ai au-dedans de moi en "pure" perte. Je ne suis pas une valeur, plutôt une conception, davantage un état mental, certainement un avatar [au sens propre]. Je suis imaginaire [et non pas simplement inventée], le produit d’une imagination improbable.

Je chemine sans m’inquiéter de la fin du chemin car c’est ma seule certitude. Si je vous égare, c’est parce que je me suis perdue moi aussi. L’incertitude que je provoque est une « incertitude de soi » que je partage avec qui veut bien me donner forme et feindre de marcher à mes côtés.

Je manifeste une certaine disposition à rendre les choses visibles pour moi et pour les autres. J’engendre sans fin des questions impossibles à résoudre. Ma dialectique de l’inconsistance vous laisse flotter dans ma perplexité, dans l’inconstance de mes apparences.

Les mots qui me composent ne concernent pas un monde réel. C’est pourtant un endroit de la terre où je me déplace. Ni apparence, ni illusion, mon déplacement suit une loi qui en « masquant le Rien » ne masque rien. La règle n’élude pas la Vérité des masques, les “gros mots” [beauté, vérité …] que je montre, à l’intérieur d’un Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption terrestre, par exemple.

L’échec du recouvrement des “choses dicibles” et des “choses visibles” fonde mon existence. Je suis inexprimable sauf en art, dans l’artifice de la représentation peinte, sauf en poésie, dans l’artifice de la parole écrite.

Je n’ai pas à être – sauf « à l’infinitif pluriel » – je n’ai pas besoin de paraître, je suis un reflet et une ombre, l’ombre de vos regards dans ma pupille, minuscules figurines de toi et toi me regardant. C’est moi la protagoniste de l’histoire, c’est grâce et à cause de moi que tout a lieu. Je ne cherche pas la vérité des choses, ni même des choses vraisemblables. Je cherche l’étonnement.

Mais, sans être vue regardée par vous, je m’arrache aux représentations pour entrer dans l’agonie inscrite dans les raies éphémères d’une étoile filante.

Il y a de cela quatre ou cinq siècles, c’est toi qui, aux pieds de tes bien-aimées, les mains tremblantes et les yeux ruisselants de larmes a proféré à la vie cette étoile

avec une pensée

quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux

cette constellation est le plus cher de tous les rêves non réalisés.




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1er mars 2010
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[1des traces zigzagantes dans une surface d’herbe fauchée (Maya Andersson),
une table qui engendre la nudité du modèle entre LE MUR & SON RÉCIT (Alexandre Delay),
un sabot de cerf naturalisé en appui léger sur un plan informe (Anne-Marie Durou),
un enfant qui n’entend que son propre corps (Auguste Sander),
le majeur d’une main dans la boucle d’une grotte noir corbeau (Paul-Armand Gette),
un verre de vin rouge qui transforme quatre galères en caducée d’Hermès (Dennis Adams),
un cri de bonheur échappé « te quiero Pequena Filocalia » (Lynne Cohen),
après des lustres d’enfermement, les grilles d’une cage qui s’ouvre (Chantal Raguet),
une phrase flottante suspendue le long de remparts médiévaux (Joseph Kosuth),
la grande vitesse qui altère la lubrification de la force motrice d’une machine (Max Ernst),
un jeu d’enfant qui introduit un peu de jeu entre une réponse savante et son sens (Moussa Sarr),
un sentier parcouru sous l’effet alcaloïde de fleurs fanées (Pierre Barès),
la première vision dans l’atelier du maître charmant (Matisse-Marquet)
un homme qui tombe de la lune (Suzanne Doppelt)

[2Carmen Hacedora entend parfois mal le français.

[4Assieds-toi sur le bord d’une ondante rivière
Tu la verras fluer d’un perpétuel cours,
Et flots sur flots roulant en mille et mille tours
Décharger par les prés son humide carrière.

Mais tu ne verras rien de cette onde première
Qui naguère coulait ; l’eau change tous les jours,
Tous les jours elle passe, et la nommons toujours
Même fleuve, et même eau, d’une même manière.

Ainsi l’homme varie, et ne sera demain
Telle comme aujourd’hui du pauvre corps humain
La force que le temps abrévie et consomme :

Le nom sans varier nous suit jusqu’au trépas,
Et combien qu’aujourd’hui celui ne sois-je pas
Qui vivais hier passé, toujours même on me nomme.