Journal du compte à rebours 10
Mardi 10 juillet, matin.
Chaque matin j’ouvre un nouveau fichier. Je clique sur Enregistrer sous et le dossier que j’ai intitulé Journal à rebours s’ouvre immédiatement. L’ordinateur a donc « compris » que j’ouvrais ce dossier-là chaque matin. D’accord. Mais plus tard si j’ouvre un autre fichier pour un autre dossier, c’est encore Journal à rebours qu’il présente.
N’empêche qu’il n’y a que vingt-quatre heures par jour, et les choses en cours continuent. B m’apprend que ce mois-ci il « fait » gardien d’immeuble ce qui me fait penser à Cesare Battisti qui « faisait » gardien d’immeuble, à l’année, au moment de son arrestation, et je me suis alors étonnée qu’on n’en ait pas davantage parlé, tandis qu’il est rare qu’un article sur un livre d’Erri de Luca ne rappelle pas qu’il a été maçon, si bien que je me demande ce qui intéresse le plus les critiques, ses livres ou le fait qu’un ancien maçon ait pu les écrire, je me demande aussi quelle image les critiques ont des maçons, combien de critiques ont été maçons et combien d’entre eux sont gardiens d’immeuble.
L’autre jour en cherchant dans les cassettes vidéo le documentaire de la BBC sur les Balkans (que je n’ai pas retrouvé) j’ai découvert le Dont Look Back de Pennebaker, 1967, je l’ai regardé hier soir, c’est un documentaire noir et blanc, petite caméra, images souvent floues, éclairage de fortune, son parfois inaudible, on pense aux premiers films de John Cassavetes, on voit Dylan et Joan Baez, Albert Grossman son producteur, il y a des fous rires, de l’alcool, les cigarettes allumées à la file, des disputes, des fuites dans des escaliers interminables pour échapper aux fans qui l’attendent, des plans de ces jeunes filles qui le guettent au pied de son hôtel, des paysages de villes filmés d’une voiture, de banlieues filmés d’un train, des entretiens avec des journalistes à qui Dylan retourne leurs questions, l’apparente fragilité et la beauté de Dylan jeune aux lunettes noires assis devant sa machine à écrire et sans cesse composant, au milieu de l’agitation qui l’entoure, de nouvelles chansons.
Vingt-quatre heures par jour et faire les réserves superstitieuses de ramettes de papier, de cartouches d’encre noire et de CD pour sauvegarder le travail, de vitamines C et d’antalgiques contre le mal de tête
et ce que je n’aurai pas fait :
écouter tous les enregistrements audio faits par Guenaël à la Maison Gueffier : Patrick Chatelier et François Bon lisant Michaux, André Markowicz lisant Tsvetaeva, Philippe Raulet lisant ses textes
lire Conversations avec le maître de Cécile Wajsbrot et Un pays invisible de Stephan Wackwitz
repeindre la cuisine
finir de réarranger la bibliothèque à partir des nouvelles étagères posées dans le couloir
classer et jeter les dossiers papier qui se sont entassés en vrac ces deux dernières années
acheter une chaise longue bien que la pluie rende l’achat inutile à moins que le temps s’améliore brusquement
et aussi des bêtises, des bricoles
d’autres non, mais je n’aurai pas le temps pour autant.
Sans doute (réponse à un mail), on dirait la préparation physique et mentale à une épreuve sportive, même si j’ignore ce que c’est, une épreuve sportive. Dans le documentaire dont j’ai parlé, avant d’entrer en scène au Royal Albert Hall, à un moment Dylan dit : « Je n’ai pas envie de chanter » et quelqu’un lui répond « Ca viendra en chantant ».
Pourquoi « c’est la première fois que j’ai pu, en cours d’écriture, me raconter à moi-même (et à quelques-uns) le fil conducteur d’un roman en cours » (Journal du 9) – question dans un mail.
Tentatives de réponses : par impossibilité de me représenter, prévoir, imaginer quoi que ce soit d’autre que ce que je fais à un instant précis, dans le lieu où je suis, etc., par manque d’intelligence prospective, donc ; et aussi : (ayant davantage confiance dans ce que j’écris que dans ce que je pense) par refus que ce que je pense vienne disposer de ce que j’écrirai, laisser place à d’autres considérations ou enjeux que le texte même, couper ainsi court, à l’avance, à ses avancées et même à ses erreurs, ne lui laissant pas la chance de découvrir quoi que ce soit.
J’ai précisé : « pas par choix ».
Je trouverais malhonnête d’affirmer comme « choix » nécessaires (y apportant les raisons afférentes, qu’on trouve toujours, quel que soit le choix) ce qui relève de l’impossibilité de faire autrement.
Plus tard, courte scène du marché. Je choisis un pantalon en coton coloré. Il vaut 14 euros. Je tends un billet de 20 euros à la femme qui vend ces beaux vêtements qui font croire que c’est l’été (il pleut). À ce moment-là elle voit le placier qui approche. Elle me dit : « Attendez qu’il soit passé pour me donner votre billet, si je vous rends la monnaie maintenant je devrai lui donner le billet de 20 euros. » Dans son porte-monnaie elle a seulement les 16 euros qu’elle paie pour vendre là ce matin. Un billet de 20 euros signifierait qu’elle a « bien » vendu, or quand le placier approche elle lui dit : « De ce temps-là on ne vend rien, je n’ai rien vendu. » Elle veut lui signifier que 16 euros c’est cher, je suppose. Peut-être lui fait-il un « petit » prix. Le placier me regarde, se demande si je suis une cliente ou une connaissance de la femme, tente de plaisanter. Je reste indifférente. La femme lui tend les 16 euros. Le placier s’éloigne. Le mari de la femme arrive alors, elle lui raconte (je suppose) ce qu’elle a fait d’un air malicieux, dans une langue que je ne comprends pas. La femme me dit : « Donnez les 20 euros à mon mari, il va faire la monnaie. » Je lui donne le billet. Il revient bientôt avec la monnaie qu’il me tend. Elle a alors un très joli geste : poser sa tête bouclée contre l’épaule de son mari, un homme grand et fort, et rire avec amour. Il sourit. Plaisir d’avoir assisté à cette scène qui raconte quelque chose des relations entre les vendeurs du marché et le placier, de la malice d’une femme, d’un homme et d’une femme amoureux.
Rien à voir avec une scène de roman.
Photo : œuvre réalisée par Miguel Barcelo et Joseph Nadj lors d’une performance de Paso-doble, Bouffes du Nord, Paris, juin 2007.