Journal du compte à rebours 3
Mardi 3 juillet, matin
Pluie d’automne.
Hier midi sur la place de l’Hôtel-de-Ville des ouvriers de la Ville de Paris démontaient les parterres installés sur la place depuis quelques semaines. Ils distribuaient aux passants les plantes fleuries ou pas qui restaient. Les fleurs qui semblent des champs viennent de là. De longues tiges, des feuilles allongées presque brillantes, de petites fleurs blanches en forme de clochettes ; fragile. J’ai enveloppé la terre et les racines dans un mouchoir en papier pour les rapporter chez moi. Puis il y a eu distribution de plantes grasses aux épaisses feuilles rosâtres réparties autour d’un cœur mais je n’ai pas été assez vive. Je m’éloignais quand un homme qui peut-être m’observait depuis un moment et/ou parce que j’avais l’air déçue est venu vers moi et m’a offert la sienne. Hier soir j’ai planté les fleurs des champs dans le grand bac du chèvrefeuille, la plante grasse dans un pot.
Dimanche j’ai écrit ici : je ne suis pas Romane. Cette nuit, rappel à l’ordre (le sien) littéraire de Flaubert qui me fait remarquer : « On dirait plutôt : Romane ce n’est pas moi. » D’accord, Romane ce n’est pas moi, mais c’est plus que moi. On en reparlera à l’occasion.
Il était assis sur un banc dans le jardin du musée Rodin. Costume-cravate. Une chevalière noir et or à l’annulaire droit. Dubitatif à mon égard mais bienveillant. Un des oncles dont je n’ai pas à me plaindre.
Derrière l’écran de l’ordinateur, des photos faites par moi (cour de la ferme) et par l’ami B. de Bordeaux (la cabane), des images trouvées sur internet (paysages de la Baranja, la grande plaine croate), des photos de presse découpées dans le journal, des reproductions de peintures (Beckmann, Manet, Malévitch, Kiefer).
L’histoire de la cabane à outils de B., un des déclencheurs de l’histoire de RH : nous étions dans le jardin derrière la maison, c’était l’été. Il me semble que c’était la première fois que j’allais voir B. à Bordeaux depuis qu’il avait quitté Paris. C’est lui qui avait construit cette cabane à outils de jardinage, il en était fier. Nous en faisons le tour. Il me montre et m’explique la façon dont il l’a agencée, bricolée, peinte, etc. Et voilà qu’il en ouvre la porte, et durant les quelques secondes de son geste où le battant s’entrouvre, s’écarte puis s’ouvre, un ouragan en jaillit, je prends en plein visage ce qui deviendra le deuxième chapitre, « La cabane aux outils romanesques », non pas le contenu dont j’ignore tout mais sa potentialité fictionnelle. Tout cela se déroule en moins d’une minute. Peut-être B. a-t-il déployé, pour la construire, l’énergie qu’il faut à d’autres pour construire un palais, peut-être est-ce quelque chose de cette énergie que j’ai perçu.
Ces débordements de la réalité, ces transpercements par de la fiction sont déroutants, ils sont toujours inattendus, brutaux, leurs effets sans commune mesure avec la réalité.
En l’occurrence il n’y avait aucun texte donné avec.
Ca n’a pas été le cas pour le chapitre III. J’ai écrit le premier jet « sous la dictée », au crayon noir sur du papier pelure dont j’ai épuisé alors mes dernières réserves, chaque matin pendant un mois sans lever la tête de ma feuille, c’était en 2003. Dans ce cas, de « dictée », il faut longtemps pour arriver à un effet de reconnaissance du texte comme mien et pouvoir le retravailler. La première chose que je fais c’est le ranger dans une chemise et n’y plus toucher parfois pendant des mois.
Le chapitre III est véritablement devenu mien quand l’instituteur a adressé la parole à Romane (qui n’est pas moi, etc.).
Je ne peux pas écrire sans images.
Je les regarde pendant des heures.
Il y a celles que je trouve avant, que je scotche sur le mur sans savoir pourquoi, et celles que je trouve pendant, qui encouragent ce que j’écris. La photo de la mariée de dos, aux cheveux mi-longs, en robe blanche, suivie de fillettes à la tête recouverte de châles, à son côté un homme, que j’imagine être le père, dont la main est posée dans le dos de la jeune femme en signe de protection ou d’intimation à obéir, à gauche une femme tête nue frappe dans ses mains, tous avancent sous des feuillages. La photo du jeune soldat en tenue kaki, une arme à la main, qui pleure contre le tronc d’un arbre. À sa gauche, une maison en pierres. Est-ce sa maison familiale qu’il découvre saccagée ? Ou une maison qui ressemble à la sienne ? Que vient-il de découvrir à l’intérieur ? Une dizaine de mètres à l’arrière, un soldat l’observe, immobile. Le portrait de Viktor Fiodorovitch Khorodtchinski, né en 1913, poète, arrêté à l’âge de quinze ans, détenu au camp des îles Solovki de 1929 à 1931, fusillé en 1937 (légende de la photo).
Quand le roman est fini j’enlève toutes les images des murs. Celle de la trilogie « Dont actes » (les deux premiers romans) sont collées dans un classeur. Quand j’aurai fini RH j’ajouterai celles-ci.
Journal du compte à rebours est un texte de passages : passage vers la période du travail proprement dit qui l’interrompra, passage vers la fin de RH, passage vers la fin de la trilogie, passage vers le nouveau texte.
Il y a une quinzaine de jours, à une personne avec qui je n’ai d’autres relations que professionnelles, distantes, rares, qui sait que je publie un roman de temps à autre, pas davantage, je me suis entendu répondre à sa question sur mes vacances : « Cet été, je finis un roman. Ensuite j’écrirai deux textes courts, ensuite un livre épais de mille pages. » À ce moment-là j’en savais apparemment plus long que moi, mais ce programme me convient.
Scène dans le métro : a rejoint la chemise (prochain) Projet romanesque provisoirement intitulé « Boucheries modernes ».
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