L’Eau et les Rêves, Bachelard, 2


 Eaux profondes, eaux dormantes, eaux mortes. L’eau "lourde", chez Edgar Poe : chez Poe, le destin des images de l’eau suit la rêverie de la mort qui est la rêverie principale, l’image première, la douleur initiale. Toute eau claire a vocation à s’assombrir pour absorber la noire souffrance. Toute eau vive doit s’alourdir, s’alentir. Et contempler cette eau, c’est aussi s’alourdir, ralentir jusqu’à mourir. Le fond de vallée comme horizon indépassable de la vie. Thématique du méandre, du temps qui stagne. "L’ombre des arbres tombait pesamment sur l’eau et semblait s’y ensevelir, imprégnant de ténèbres les profondeurs de l’élément". [1]

 Devant l’eau profonde, tu choisis ta vision ; tu peux voir à ton gré le fond immobile ou le courant, la rive ou l’infini ; tu as le droit ambigu de voir et de ne pas voir ; tu as le droit de vivre avec le batelier ou de vivre avec "une race nouvelle de fées laborieuses, douées d’un goût parfait, magnifiques et minutieuses". Si le ciel est reflété par l’eau, le ciel est l’eau. L’oiseau et le poisson sont symétriques, le poisson vole et nage (cf. les poissons volants) - même réversibilité qu’entre l’île et l’étoile. Entre réel et reflet, au cœur de notre choix de voyant, l’eau croise les images. De même qu’entre présent et passé, est la double trame "surface et fond". Le passé de notre âme est une eau profonde. La nuit aussi est une eau profonde : nuit et eau sont consubstantielles. L’eau lourde est le refuge des ombres. L’eau avale l’ombre comme un noir sirop. Elle invite à mourir. Et elle est l’élément qui se souvient des morts. Mélancolie.

 Qui s’enrichit s’alourdit : cette eau riche de tant de reflets et d’ombres est une eau lourde. Lourde comme le sang. Ou les larmes : "Par les lacs qui ainsi débordent de leurs eaux solitaires et mortes - leurs eaux tristes, tristes et glacées de la neige des lys inclinés - par les montagnes - par les bois gris - par le marécage où s’installent le crapaud et le lézard - par les flaques et les étangs lugubres - où habitent les Goules - en chaque lieu le plus décrié - dans chaque coin le plus mélancolique : partout le voyageur rencontre, effarées, les Réminiscences du Passé." [2]

 Les eaux immobiles évoquent les morts parce que les eaux mortes sont des eaux dormantes. L’eau seule peut dormir tout en gardant la beauté par les reflets. Elle allie mort et beauté. Romantisme. Silence, enfin, de ces eaux-là. Nul animal, le végétal se tait, l’univers devient muet.

29 août 2010
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[1Ile des Fées, E. Poe

[2Terre de Songe, E. Poe