L’Europe a interdit la guerre

Tu me demandes ce qui serait là, à excaver, dans ce chapitre du livre. « L’Europe a interdit la guerre ». Je te répondrais ainsi : le sens, l’intuition, que quelque chose, en nous, désire une nouvelle jeunesse, et avec elle, un moment de violence retrouvée, où l’on oserait agir sur l’Histoire, et prendre en main l’avenir, où l’on sentirait à nouveau son corps engagé dans le temps. Sortir enfin de cet âge du tombeau, lutter contre ce peuple qui est là, en nous, et sur les bords des lacs, dans les banlieues de nos villes. Sans doute est-ce la raison, ici encore, intuitive, de cette façon que j’ai de le décrire comme un "peuple", un peuple conquérant : cette vieillesse qui a pris le pouvoir, petit à petit, sur ce continent, et établit un empire des vieux mots, des vieilles pensées. Car en le voyant ainsi, extérieur, j’ai espoir que nous percevrons plus brutalement ce qui ruine l’espoir et précipite ce rire infini, cette dérision infinie, et la sensation d’impuissance qui nous lie au présent, à l’hypnose goguenarde, mélancolique, épuisée du présent. Tout est donc là, sans doute, dans ce corps de bronze, posé au milieu du livre, comme une pierre indéchiffrable, une énigme dans laquelle on peut lire cet espoir de corps, de jeunesse, de force, d’énergie retrouvée. Et dans le même temps cette question : mais quelle est donc cette langue de l’enfant qui traverse le livre ? Quelle est donc la grammaire et quels sont les mots du monde à désirer, à inventer ?


Camille de Toledo


L’Europe a interdit la guerre


L’Europe a interdit la guerre, Elias, puis elle a interdit la mort.
C’est pour ça qu’ils sont là, si vieux, dans ce voyage.
Ils profitent de ce qui leur reste d’argent, d’épargne, d’assurance pour importer des jeunes filles fraîches aux yeux doux afin de leur déléguer la tâche de les nettoyer, les bercer, alors qu’ils perdent, petit à petit,
la sensation de vivre.

C’est grâce à elles, grâce aux jeunes filles graciles d’Asie qu’ils ne meurent plus. Ça te fait rire, Elias, car je dis, oïshrohûm, les obsolescents.


Les obsolescents au lieu des vieux,

c’est le nom qu’on leur donne dans ta langue :

ceux qui ne survivront pas à la technicité de la vie,

ceux qui ne s’adapteront pas.

Je dis oïshrohûm, les obsolescents,

mais je le prononce mal et tu entends :

löroschûm, les limaces.{}

Les limaces d’Europe, je te raconte,
ne veulent pas mourir.

Puis je te dis encore – mais tu ne m’écoutes plus :

La vieillesse est un peuple.

Il est arrive en Europe par les bords des lacs.

Il s’y est installe, et, de là, on l’a vu conquérir les campagnes,

les villes. Au bord du lac de Constance, je l’ai vu déambuler.

J’ai été frappé par la forme de ses jambes

et toutes les machines qui le reliaient à la vie.

Ce peuple, Elias, continue à respirer au-delà des frontières

du temps. Il marche en profitant d’un dernier soleil,

une main tendue à des jeunesses d’Asie.

Il s’est éparpillé comme les Huns ou les Celtes,

mais ce fut vers l’Autriche, vers l’Allemagne,

vers la Hongrie, la France.

Il a conquis des pans entiers du soleil d’Europe,

puis il a construit un gigantesque réseau de câbles

et de tubes pour siphonner la vie.

Le souffle hache de ce peuple s’est rassemble pour former

un vent sec, cafardeux, qui a asséché les côtes,

de l’Espagne jusqu’au bord de la Baltique.

Mais il faut le comprendre, Elias.

Son corps, c’est le corps même du siècle.

Et le vingtième siècle est coriace,

il ne veut pas mourir.

Toi, Elias, il faudra que tu m’expliques pourquoi

il n’y a qu’un seul mot pour dire père et enfant

dans ta langue.

Et pourquoi refuses-tu de me dire

ce que tu sais ?


(extrait de Camille de Toledo, Oublier, trahir, puis disparaître (Seuil, 02/01/2014, Collection Librairie Du 20e Et 21e Siecle, ISBN 2021145654))

21 janvier 2014
T T+