L’Europe a interdit la guerre
L’Europe a interdit la guerre
L’Europe a interdit la guerre, Elias, puis elle a interdit la mort.
C’est pour ça qu’ils sont là, si vieux, dans ce voyage.
Ils profitent de ce qui leur reste d’argent, d’épargne, d’assurance pour importer des jeunes filles fraîches aux yeux doux afin de leur déléguer la tâche de les nettoyer, les bercer, alors qu’ils perdent, petit à petit,
la sensation de vivre.
C’est grâce à elles, grâce aux jeunes filles graciles d’Asie qu’ils ne meurent plus. Ça te fait rire, Elias, car je dis, oïshrohûm, les obsolescents.
Les obsolescents au lieu des vieux,
c’est le nom qu’on leur donne dans ta langue :
ceux qui ne survivront pas à la technicité de la vie,
ceux qui ne s’adapteront pas.
Je dis oïshrohûm, les obsolescents,
mais je le prononce mal et tu entends :
löroschûm, les limaces.{}
Les limaces d’Europe, je te raconte,
ne veulent pas mourir.
Puis je te dis encore – mais tu ne m’écoutes plus :
La vieillesse est un peuple.
Il est arrive en Europe par les bords des lacs.
Il s’y est installe, et, de là, on l’a vu conquérir les campagnes,
les villes. Au bord du lac de Constance, je l’ai vu déambuler.
J’ai été frappé par la forme de ses jambes
et toutes les machines qui le reliaient à la vie.
Ce peuple, Elias, continue à respirer au-delà des frontières
du temps. Il marche en profitant d’un dernier soleil,
une main tendue à des jeunesses d’Asie.
Il s’est éparpillé comme les Huns ou les Celtes,
mais ce fut vers l’Autriche, vers l’Allemagne,
vers la Hongrie, la France.
Il a conquis des pans entiers du soleil d’Europe,
puis il a construit un gigantesque réseau de câbles
et de tubes pour siphonner la vie.
Le souffle hache de ce peuple s’est rassemble pour former
un vent sec, cafardeux, qui a asséché les côtes,
de l’Espagne jusqu’au bord de la Baltique.
Mais il faut le comprendre, Elias.
Son corps, c’est le corps même du siècle.
Et le vingtième siècle est coriace,
il ne veut pas mourir.
Toi, Elias, il faudra que tu m’expliques pourquoi
il n’y a qu’un seul mot pour dire père et enfant
dans ta langue.
Et pourquoi refuses-tu de me dire
ce que tu sais ?