L’esthétique de la résistance, roman, le journal des lectures, deuxième série
Lundi 23 janvier 2006 - L’adversaire ne visait pas seulement la destruction matérielle, il voulait aussi effacer tous les fondements éthiques
Je ne sais pas si les lectures et ce journal des lectures lui-même font penser, parfois, à l’actualité. Je ne peux m’en empêcher.
Cette fois-ci, ce fut à la lecture de cette phrase :
Mais l’adversaire ne visait pas seulement la destruction matérielle, il voulait aussi effacer tous les fondements éthiques. (p.336)
Je pense à notre régime qui - dans une atmosphère amplifiée délibérément d’anxiété et de sauve-qui-peut, de compassion pour le lointain et d’ordre moral pour le proche - envoie ses policiers et fait donner ses juges contre des habitants de Calais qui ont offert l’hospitalité à des réfugiés.
Nous sommes aux dernières pages de ce premier volume, aux dernières pages d’Espagne.
Après Guernica, c’est La liberté guidant le peuple de Delacroix qui est analysée : la position ambigue de Delacroix lui-même, hésitant sur la barricade d’une révolution destinée à la récupération.
Lundi 16 janvier 2006 - Ces représentations surprenantes qui ne partaient pas d’une vision close mais de perspectives multiples
Les brigades internationales sont dissoutes, le narrateur doit quitter l’Espagne. Nous sommes dans un de ces moments de vide, ni action ni débat, le retrait, une disponibilité aux souvenirs et aux paysages, comme dans son appartement vide, à Berlin, dans les jours qui précédaient son départ pour l’Espagne.
Le bombardement de la petite ville basque de Guernica, l’après-midi du vingt-six avril dix-neuf-cent-trente-sept, par les avions allemands de la légion Condor, fut un signal, des ravages bien plus importants semblaient s’annoncer à partir de cet espace plat représentant une cuisine remplie d’une foule serrée. La porte derrière la queue de l’animal était ouverte, et même à côté de ceux qui périssaient dans l’incendie faisant rage, l’espace restait largement ouvert. Ce qui avait été fixé ici, c’était un fragment de prophétie, sous une lumière crue, et comme l’ampoule au plafond avec son fil entortillé risquait de s’éteindre bientôt, on avait ajouté l’autre lumière de la conscience, de la connaissance. Dans les premières esquisses le taureau qui, au début, dominait toutes les autres figures de sa large masse, avait cédé de plus en plus de place au cheval abattu qui se redressait aussitôt, dont la blessure mortelle avait été visible dès le début. Ainsi le taureau espagnol, pendant que durait la guerre, avait cherché une possibilité de battre en retraite tandis que le cheval transpercé par la lance, les flèches volant tout autour de lui, se déchaînait au centre du tableau.Tandis que ce dernier nous invitait à ne prendre la première impression que comme prétexte à démonter l’ensemble afin de l’examiner, puis à le recomposer et à nous l’approprier ainsi, se confirmait la règle que je connaissais depuis mes premières études d’œuvres d’art. (...) Ces représentations surprenantes qui ne partaient pas d’une vision close mais de perspectives multiples, renseignaient davantage et plus profondément sur les mécanismes parmi lesquels nous vivions que ne pouvait le faire une disposition statique. Ce qui frappait en elles c’est qu’elles incitaient l’imagination à chercher des corrélations, des paraboles et à élargir ainsi le domaine de la réceptivité.
Lundi 9 janvier 2006 - Pourtant, dit Heilmann, je ne renonce pas à Héraclès
Depuis le 12 décembre dernier, les pages Peter Weiss, autour de cette lecture, se sont enrichies d’un entretien entre Léonie de Rudder et Gunilla Palmstierna-Weiss qui raconte la vie, les rencontres et les créations de Peter Weiss, une vision intime et sans détour.
Cet entretien est extrait du mémoire de Léonie de Rudder sur l’oeuvre cinématographique de Peter Weiss, "Le montage comme acte de résistance".
On approche de la fin du premier volume de cette trilogie, et c’est la fin de la guerre civile, les républicains reculent sur tous les fronts.
Le narrateur s’apprête à partir lui aussi et dans ces moments où on se retourne sur ce qu’on a vécu le livre se boucle, les ignominies et les héroismes s’accomplissent ; dans l’urgence la question est : faut-il y prêter attention ou non ? La voix de Marcauer nous rappelle qu’il faut y faire attention, c’est le commencement du courage : la capacité de voir liés un présent et son horizon.
Et nous retrouvons Héraclès, par qui nous avions commencé ce livre, grâce à une lettre de Heilmann. Heilmann a continué sa réflexion, depuis un an que dure le présent de narration de cette fiction, et il propose une nouvelle version des aventures du héros antique. Comme en écho aux interventions de Marcauer, il met en avant sa haine et peur des femmes.
De sorte que non seulement nous comparons héroisme et ignominie, celle-ci, comme de juste dans ces grandes heures et dans l’urgence, à peine signalée en incise, mais aussi, tout ce que nous venons de lire, ce premier volume en train d’aller vers sa conclusion teintée de la mélancolie de tant d’événements vécus ensemble, nous devons le reconsidérer.
Lundi 12 décembre 2005 - Vous êtes comme Brecht, dit Marcauer, qui incarne aux yeux de beaucoup de gens la conscience critique mais qui, lors de l’arrestation de son maître Tretiakov, a continué à affirmer que la justice régnait dans les procès
Très dure lecture ce lundi. Des fois, à la fin, applaudissements ; cette fois, silence complet.
Le narrateur et Hodann sont installés dans un nouvel hôpital de fortune, près de la mer, à Denia, c’est mieux pour les crises d’asthme de Hodann. Les républicains et les Brigades internationales reculent sur tous les fronts et à plusieurs reprises Peter Weiss monte en parallèle les procès de Moscou, les négociations de paix entre Occidentaux qui sont des préparatifs de guerre, les premiers pas de Hitler en Autriche. C’est dans cette urgence, précisément à l’abri de cette urgence qu’on assiste à une ignominie et même, presque, qu’on y prendrait part.
Ce qui les bouleverse, c’est le procès de Boukharine. Ses juges, ses bourreaux, ont obtenu de lui qu’il mette genou à terre et s’accuse d’avoir voulu restaurer le capitalisme. Grieg détaille et répète les impossibilités de cette accusation, le geste de courage d’un des accusés, Krestinski, geste isolé vite effacé par le procureur Wyschinsky. Dès lors nous savons que dans ce passage le thème exploré est celui de l’effacement du courage, son effacement comme on le fait d’un mot mal écrit, et de l’abjection.
Hodann le médecin, Hodann dont nous avons appris à aimer l’humanité, le courage politique, Hodann trouve des mots pour expliquer et excuser toute cette horreur :
L’exposé public de la trahison doit susciter une catharsis qui donnera aux hommes un courage nouveau, une persévérance nouvelle. Tout au long de leur autocritique, les accusés acquerront la certitude - c’est ainsi que je l’imagine - qu’en se sacrifiant, même d’une manière terrible, ils rendent à leur Parti et à leur pays un ultime service.
Marcauer, une femme que nous connaissons à peine dans le roman, démonte aussitôt le sophisme, le déracine littéralement :
Vous vous engagez en faveur d’une telle trahison, s’écria Marcauer, parce que vous restez prisonniers de votre univers d’hommes. [...] Tous ceux qui viennent s’incliner à la barre du tribunal sont les esclaves du système, sont les victimes de l’obéissance, du respect, de la discipline. Les lois qu’ils ont rédigées eux-mêmes les conduisent à leur perte, mais s’ils n’avaient pas écrit ces lois, le droit au commandement n’en ferait pas partie non plus et c’est ce droit qui est l’objet de tous leurs vœux. Seul celui qui est tombé de très haut peut être brisé, anéanti à ce point. Ayant perdu leur autorité, ils ont plongé dans l’abîme. Ils veulent diriger eux-mêmes, mais maintenant ils sont mis sous tutelle, privés de leur dignité. À mes yeux, leur situation n’a rien de tragique, ce n’est que de la folie. Devant les chefs de bande, les chefs de groupes, les flics, ils répètent machinalement ce qu’on leur a fourré dans la tête, leur condamnation à mort, ils la prononcent avec la langue des autres.
Réponses et répliques se succèdent pendant quatre pages. Marcauer, extraordinaire de courage et de clarté, contraste avec leurs arguties contournées, toutes embarrassées de la conscience que certains mots et certaines expressions mènent à la mort. Marcauer ne laisse rien passer :
Le monde des hommes, s’écria-t-elle une fois encore, se défoule ici. Les plus malins, ceux qui savent le mieux s’adapter, sont à la barre, les moins exigeants sont sur le carreau. Les femmes ne comptent pas plus que des déchets. Et si vous me qualifiez d’anarchiste, je le suis dans le sens où je pense que le courage n’a pas besoin de directives, j’apprécie la programmation comme vous le faites, mais je veux qu’elle soit sans classes, sans privilèges, je préconise la plus grande violence à l’égard de l’ennemi, mais celle-ci n’a pas besoin de buffles à son attelage, son efficacité est à son maximum lorsque la collectivité continue à fonctionner.
Le narrateur essaie de comprendre ce que Marcauer veut dire dans ses citations de Lénine, comme si les propos de cette femme le portaient à réfléchir à la politique mais on se rend compte dans la phrase d’après qu’il s’agit de tout autre chose :
C’est plus tard seulement que je compris le sens de sa remarque. Elle voulait dire que tout ce qui se passait maintenant ne pouvait se produire que parce que Lénine n’était plus en vie [...]. Mais pour le moment, la seule question angoissante que je me posais était de savoir si j’étais prêt à laisser liquider Marcauer qui, pendant les premiers mois de la guerre, à un moment où les hommes et les femmes combattaient ensemble, avait fait partie du bataillon Luxemburg et avait été blessée dans la Sierra Alcubierre. Je me refusais à admettre une telle pensée. J’avais pourtant bien des fois vu des camarades assistant sans s’y opposer à l’arrestation d’un des leurs et expliquant que c’était nécessaire pour protéger le Parti.
Et le flux de pensées et d’événements continue sans interruption, cependant cette pensée qu’on vient de lire laisse comme une traîne dans tout ce qui suit car l’abjection est là : non dans la conscience mais dans la demi-conscience, dans ce « Je me refusais à admettre une telle pensée » ; dit ainsi, c’est ce qui doit se produire.
Lundi 5 décembre 2005 - même en taisant les noms il prenait des risques
Parmi les réponses que je devrais faire à la question, « Pourquoi lisez-vous ce texte à voix haute ? », il devrait y avoir celle-ci : parce que, ainsi, je peux me donner le plaisir de le relire et de le relire, avant, à en noter les inflexions, les changements, sans transition, de point de vue et de voix, de temps, de lieu, et de nouveau à voix haute dans cette galerie, un local industriel dont je connais la très grande cave sous nos pieds, et après, à l’écoute de l’enregistrement et encore à la relecture pour ce Journal. Je suis à chaque fois pris dans le présent de narration, on devrait dire de fiction, l’imagination fait exister ce qu’elle énonce, un présent tissé de tant de menaces de mort que chaque détail est la vie même qui se donne et s’en va.
Ehrenbourg est venu, avec quelques somnités du Parti, interroger Hodann et celui-ci défend avec fougue ses positions sur la sexualité, la libre discussion des événements... Le narrateur se demande si un jugement n’a pas déjà, de toute façon, été porté qui implique la disparition - l’assassinat - de Hodann - cet homme qu’il admire si visiblement. Mais rien n’est clair, tout est allusion, chaque parole est déchiffrée dans ses sens possibles.
Bredel est parmi ces personnages qui ont entrepris cet interrogatoire apparemment bon enfant, tout d’un coup il s’en prend à Thomas Mann qui s’en tient à un antifascisme humaniste alors que lui et les autres écrivains communistes prennent des risques dans la guerre et suivent fidèlement les consignes du Parti. Ehrenbourg fait appel à Goethe, se donne l’air de contredire le poète - n’affirmait-il pas que l’on « ne pouvait être créatif que dans le silence absolu et l’isolement, loin de l’agitation du monde » - et sans crier gare il glisse que « des visions poétiques restent possibles et qu’elles savent en dire plus sur leur temps que bien des rapports ».
Indignation d’un troisième écrivain, Stahlmann, une indignation qui sous-entend une menace violence :
Nous sommes en route pour Teruel, dit-il. La bataille décisive s’est engagée là-bas. Et vous autres, vous vous entretenez sur la nature de la poésie.
On comprend seulement bien plus tard à qui, à quels porteurs de « visions poétiques » Ehrenbourg faisait allusion, et sans doute Stahlmann et Bredel aussi ; prenez le temps de lire ce qui suit, c’est à la fin, c’est comme à un détour de rêverie, à un détour d’écoute songeuse :
Oui, dit Ehrenbourg, dans quelques jours je serai là-bas et Lindbaek aussi, et Bredel et Grieg, et beaucoup d’autres, de ceux qui écrivent. [...] Il se peut que certains hommes ne soient pas au front et ce qu’ils ont pourtant sous les yeux, ce qu’ils décrivent, ce qu’ils projettent dans l’avenir, sera notre soutien et notre force, si nous nous tirons de là sains et saufs. Nous ne sommes pas plus courageux que ceux qui mettent leur énergie sans restriction à la disposition de leur vision intérieure, qui ne laissent pas les exigences pratiques que nous plaçons au premier plan influencer les mouvements de leur âme. Sans nous, s’écria Stahlmann, ils sont impuissants, perdus. Et nous, répliqua Ehrenbourg, ne serions rien sans eux. Dans quelques semaines, poursuivit-il, je me retrouverai peut-être dans ma ville, à Moscou, cela me réconforte de savoir tout ce qui est à l’œuvre là-bas pour que la parole aussi devienne quelque chose qui dure, qui reste en vie. Je savais moi aussi à qui il pensait. Même en taisant les noms, il prenait des risques. Le fait d’évoquer constamment Babel, Meyerhold, Taitow, Tretiakov, Mandelstam, Akhmatova menaçait déjà de faire de lui aussi un condamné.
Je me demande pourquoi ce roman capte ce qu’avait de spécial la terreur stalinienne. Peut-être parce que cette fiction est construite sur la colère que les humiliations et les dominations suscitent - et sur l’énergie de savoir, de comprendre, de changer. Le sadisme qui joue de ces révoltes et de ces désirs est d’autant plus tendu, aigu, insupportable. Sans que jamais le désir de comprendre ni celui de changer cèdent.
Courage et lâcheté. Discussion sur ce qu’il faut écrire, sur ce que l’on peut écrire ou non. Dire la vérité sur une défaite ou seulement orienter son intelligence des événements vers une défaite possible, c’est être un traître et se voir retiré du front pour l’exécution, la mort immédiate.
Problème de style, discussion entre écrivains. Linbaek, une femme journaliste, se demande pourquoi son article sur les combats de Teruel n’est pas bon. Elle analyse ses difficultés ainsi :
Le colonel Kahle l’avait lui-même priée de rédiger le reportage mais comment, se demandait-elle maintenant, pouvait-on, à partir d’un état de choses encore non achevé, à un moment où le contexte devait encore rester caché, écrire l’histoire. Les débuts sont clairs, dit-elle, on peut aussi représenter le déroulement des combats dans l’espace et le temps, et les récits de témoins oculaires, les appréciations spécifiques de certaines personnes peuvent donner vie au texte. Et pourtant cette forme de reportage reste insatisfaisante parce que lui manquent les perspectives portant au-delà des besoins de chaque jour.
Grieg, un autre écrivain, lui fait une réponse dont nous ne déchiffrons pas tous les sous-entendus :
Aujourd’hui nous sommes toujours obligés de nous demander jusqu’où nous sommes prêts à soumettre nos découvertes aux directives tactiques. C’est pour cette raison, dit-il à Lindbaek, que ton reportage paraît sec. Dans quelque sens que tu le tournes et retournes, tu tombes toujours sur des ambiguïtés, des points litigieux. Même les commencements ne sont pas vraiment clairs comme tu le crois, c’est au plus tard avec l’arrivée de Beimler qu’ils s’entourent d’obscurité. De Schreiner, tu ne dis rien dans ton livre. Tout ce que nous apprenons de Beimler, c’est qu’il a été combattant au front, membre du Conseil des marins à Cuxhaven puis, qu’après sa fuite de Dachau à la veille du jour où il devait être exécuté, il vécut à Moscou et arriva en Espagne au début d’août trente-six, où il a été tué dès le premier décembre à Madrid, frappé à bout portant en plein cœur. Tu n’as rien pu raconter de sa fuite des prisons fascistes soit parce que tu n’en sais rien toi-même, soit parce que l’ennemi ne doit pas savoir ce que tu sais, et c’est le monument au soldat inconu qui incarne sa mort.
Nerveusement, longuement, Lindbaek explique que la bataille de Teruel sera gagnée - comme si c’était le résultat d’une conviction, comme si elle s’exprimait librement, sans menace. Nous savons cependant, comme le narrateur et pour les raisons qu’il nous donne, qu’elle ne peut dire le contraire sous peine de mort. Et ce soir nous terminons notre lecture sur l’annonce de la chute de Teruel.
Lundi 28 novembre 2005 - C’étaient des analphabètes qui jouaient là-bas à la civilisation
Soirée peu ordinaire, pas de lecture tout de suite, on a vu pour commencer des peintures et des films de Peter Weiss ramenés de Suède par Léonie De Rudder, et présentés par elle.
L’étonnant ce sont les autoportraits de Peter Weiss ; un, double, saisi par Dominique Dussidour :
Derrière lui, par la fenêtre, une ville rouge, forteresse ou peut-être ruines. Son regard intense : comme si s’interroger sur soi-même et sur ce qui est c’était une seule et même chose.
Et les films, qu’ils soient d’une avant-garde très soucieuse de géométrie, et cette géométrie d’autant plus sensible qu’incongrue, ou qu’on suive des vieux sortis de sous des cartons, de logis noirs, et aller dans les rues, passer leurs journées à prendre l’air comme échappés à la mort, dans ces quartiers voués à la rénovation, à la destruction, - Peter Weiss a fait ce film pour en porter témoignage contre l’oubli - c’est la même attention portée aux hommes et aux lumières - comme si c’était une seule et même chose.
Léonie de Rudder répond aux questions. Peter Weiss d’abord peintre, cinéaste ensuite, écrivain en fin de ce parcours ; grande solitude dans ce pays alors fermé, sourd à l’Europe ; il a été surréaliste - un jeune homme révolté - bien avant d’être politisé comme on l’imagine à lire ses pièces ou L’esthétique de la résistance.
Et on reprend la lecture.
Tous les hommes, y compris quelques grands malades qu’on avait transportés jusqu’ici, se trouvaient dans le grand hall et dans la salle à côté, les marches de l’escalier étaient occupées et les rebords des fenêtres sous les vitraux rouges et bleus et, de la galerie au-dessus, des jambes pendaient entre les montants de la balustrade. Pendant un instant de silence nous entendîmes dans l’angle de l’escalier le tic-tac de la haute horloge que Feingold remontait le matin avec sa clé, et tous les quarts d’heure le mécanisme grinçant sonnait des coups qui, retentissant longuement, soulignaient l’importance d’un mot prononcé au même instant.
Pendant une ou deux pages nous nous évadons de la terreur stalinienne montante, simplement ils découvrent que
[...] nous avions parmi nous un mathématicien et un astronome, l’un ouvrier du bâtiment et l’autre matelot suédois. Tous les deux avaient fait leurs études tout en exerçant leur métier, le mathématicien nous débarrassa des vagues notions d’espace et de temps qui étaient les nôtres [...]
Et le narrateur rêve aux changements d’espace et de temps, pense à Hodann dans la pièce à côté, aux notes qu’il prend pour lui-même et qui n’intéressent personne :
Quand il ne travaillait pas à quelque article, à la rédaction de notes dans son journal, il lisait Hölderlin tout au long de ces nuits. Après une de ses crises d’étouffement je m’étais rendu chez lui et il me montra les notes qu’il avait prises pendant sa lecture, ce n’était pas le savoir d’Hölderlin, son hellénisme, ce travestissement de l’esprit de la révolution française, dit-il, qui avaient agi sur le caractère allemand, mais le chauvinisme germanisant de Fichte, tout comme Luther et son côté populaire avait pris le pas sur Hutten, le rationaliste, l’homme éclairé, Goethe, idéaliste et sensible sur Herder, lucide et scientifique, Hegel, le métaphysicien sur Kant, qui s’en tenait au domaine des expériences humaines. Il ne prétendait pas dénier leurs remarquables qualités à ceux qui avaient été les plus forts, dit-il, mais ils s’étaient toujours mis au service des princes et, en dépit de leurs sens du progrès, ils étaient tout de même intervenus pour le maintien d’un système de pouvoir contre lequel les authentiques forces démocratiques ne pouvaient que se briser. Ce malentendu entre les titans, ces piliers de l’autorité, qui contestaient au peuple la raison et le droit à l’autonomie et lui recommandaient l’obéissance et le dévouement, ce malentendu entre eux et des figures proscrites, rejetées comme Forster, Kleist, Grabbe, Büchner, Heine, n’avait jamais permis à l’humanisme de se développer en Allemagne. C’est là, dit-il qu’il fallait chercher les causes de la psychose collective fasciste qui se drapait dans les harmonies wagnériennes et violait Beethoven.
Lundi 21 novembre 2005 -Ma mère était dans les douleurs de l’enfantement
Des bateaux partirent d’Odessa pour forcer le blocus et apporter au Parti communiste les armes sans lesquelles les fronts se seraient désagrégés.
Hasards de la découpe en lectures d’environ 55 minutes, nous avons passé la soirée dans une atmosphère de mort, de menaces, d’exécutions, de continuation de la vie sous menace de mort - y pensant sans cesse, n’en parlant jamais directement.
L’emprise du Parti communiste est en quelques mois portée à son paroxysme ; les dissidents sont arrêtés, jugés, fusillés ; ceux qui expriment avec passion et astuce leur accord avec cette politique sont en même temps, affreusement, et sincères et tremblant de la peur de mourir.
Nous avions fait connaissance, le 25 octobre dernier, avec un nouveau personnage, Ayschmann, un autre autodidacte passionné d’art, critique des événements qui l’entourent ; nous le retrouvons, il est de passage dans cet hôpital de campagne à l’arrière des lignes ; dans les discussions il prend la parole pour soutenir, dit-il, l’ouvrier typographe Münzer qui, presque seul, au mépris de sa vie, défend, face au commissaire politique stalinien, la capacité des ouvriers à comprendre ce qui se passe autour d’eux, à s’éduquer, à chercher la vérité dans la confrontation des arguments. Et tout de suite le discours d’Ayschmann vire de bord. Il en vient à dire qu’il « se sent obligé d’approuver l’élimination de quiconque... » - (je ne parviens pas à finir cette phrase, je l’ai lue une fois lundi dernier, ça suffit - si vous voulez lisez la suite page 246 de la traduction d’Éliane Kaufholz).
Et c’est ce soir que, au milieu des déchirements entre communistes, anarchistes et troskistes et sans-factions, que nous entendons cette phrase :
La date pour la célébration de laquelle nous étions réunis dans la grande salle avait pour moi une importance particulière, car vingt ans plus tôt, lorsque Lénine partit à huit heures du soir en compagnie de l’ouvrier Rachja, caché sous une perruque et des lunettes, une vieille casquette profondément enfoncée sur la tête, une écharpe nouée autour du menton, en direction du Smolny, ma mère était dans les douleurs de l’enfantement, à la clinique de gynécologie au bord de la Weser, et à minuit, lorsque Lénine se débarrassa de son déguisement dans la pièce au bout du corridor, tout en haut de l’institut pour jeunes filles de la noblesse, tout à côté de la salle des actes et des fêtes, où les délégués du congrès des soviets, vêtus de capotes en loques étaient assis, serrés les uns contre les autres, et lorsqu’on entendit les coups tirés par les canons de six pouces de l’Aurora, mon père faisait toujours les cent pas, inquiet, dans la salle d’attente, et à deux heures dix, le matin du huit, Antonov Ovsejenko, aux épaules étroites, portant un chapeau mou et des lunettes cerclées, tel que je l’ai vu, lui que j’appelais mon parrain, par la fenêtre d’un café à Albacete, Ovsejenko annonça que les membres du gouvernement provisoire étaient arrêtés, je vins au monde, et on venait de me laver et de me langer lorsque fut diffusée la proclamation selon laquelle tous les pouvoirs passaient maintenant aux mains des soviets d’ouvriers, de soldats et de paysans, qui allaient garantir un véritable ordre révolutionnaire.
Nous connaissons maintenant le rythme profond de ce livre qui nous fait aller comme une navette baladée d’un bout à l’autre d’un métier à tisser entre désespoir et vie rêvée, maintenue. Il nous a à nouveau surpris. Les descentes sont nauséeuses, répétées, on les voir venir, on connaît et reconnaît de toujours le bruit de la glissade dans l’abîme, mais c’est une énormité que cette naissance, cet enfantement. Comme un cliché validé de façon irrépressible, et en même temps, manifestement un cliché, et on sait qu’il sera contredit par le prochain coup de navette.
Ayschmann, Hodann et le narrateur se retrouvent à l’écart dans la campagne dévastée et tout d’un coup, juste avant de les quitter, Ayschmann confie au narrateur son aventure, « en toute liberté », avec une jeune Espagnole, avant de partir au front, comme s’il savait qu’il mourrait, cette fois, dans les heures qui suivent.
Lundi 14 novembre 2005 - Des voix se répondant
Nouveau local : de plain-pied sur la rue, et pour l’instant je lis debout. Émotion, cette lecture continue. Elle aurait fort bien pu s’arrêter : pas facile de trouver un endroit qui accepte de gaité de cœur cette contrainte d’une lecture hebdomadaire et sans espoir de profits gigantesques, on peut le dire. C’est ce que l’association des AAB a accepté, a permis, je les remercie, nous les remercions sans réticence et fraternellement.
Et je reprends ce journal des lectures, une deuxième série. La coutume est de commencer par une citation prise dans les premières lignes lues à voix haute ce soir-là :
Il fallait être méfiant à l’égard de celui dont les opinions ne concordaient pas avec le modèle défini. Chacun tenait à prouver qu’il remplissait son devoir, qu’il respectait strictement les mots d’ordre donnés.
Nous sommes dans le chaudron, on le sait rétropectivement : là où sont dévoyées et détruites l’imagination de société, l’invention de civilisation - là où se conjuguent les guerres de l’argent et de l’ancien monde avec les chantages à l’espoir et à la fidélité de ceux qui prennent la main pour gouverner seuls ce qui s’ébauche.
L’Esthétique de la résistance est un roman : c’est une histoire racontée après, comme tout récit, et c’est une histoire au présent, non seulement celui de l’inspiration et de l’écriture, mais aussi celui d’une rêverie de monde qui n’a pas renoncé à elle-même.
Son écrivain, Peter Weiss, est dans une situation impossible : il sait que tous ceux dont il parle vont mourir dans l’illusion, que ceux qui survivront seront dans la désillusion. Mais il n’a pas renoncé, et dans son roman seuls les cyniques ont renoncé. Il partage tous les rêves et il les met en scène dans ce présent de narration rigoureusement tenu sans faiblir tout au long de ces 950 pages. Mais en même temps qu’il énonce ces rêves, colères, désirs, ce doit être dans l’ignorance des malheurs futurs, seulement leur pressentiment ou leur énonciation comme hypothèse négative dans une discussion entre camarades. Il faut donc que renaisse sans cesse ce personnage qui porte, en même temps, la contradiction aux futurs maîtres, aux déjà maîtres - et l’affirmation d’un futur déjà présent, la recherche rigoureuse, incessante, des conditions de son existence.
C’est ainsi que dans la dynamique narrative Hodann l’utopiste rationnel surgit en pleine période de doute, en réponse aux ombres paranoïaques et autoritaires de Marty, et que le commissaire politique Diaz lui fait, peu de temps après, contrepoids, et que dans les discussions politiques générales de ces malades loin du front, après celle de Diaz le froid qui répond aux réflexions par interprète interposé, s’élève la voix de Münzer.
Il se produit plusieurs événements au cours de chacune de ces lectures - on ne peut rendre compte dans ce journal que d’un, de la moitié d’un, de deux si par accident le temps passé devant cet écran à saisir les mots à mesure qu’ils viennent s’y prête, et leur agencement jamais assez rapide. L’un des événements de ce lundi 14 novembre c’est la voix de Münzer qui déchire l’autocensure de ces hommes assemblés, de ces combattants qu’on habillera bientôt en héros et qui sont terrorisés à l’idée de ne pas être dans la ligne.