La machine à écrire de Zénon

Jacques Carelman, d’après Kafka
(Marseille, 1929)
Machine de la Colonie pénitentiaire,

réalisée en 1975 par les ateliers des magasins Loeb AG, Berne
Technique mixte, Wermer Huck, construction ;
Paul Gysin, peinture, 300 x 320 x 100 cm
Agentur für geistige Gastarbeit
copyright

« La construction de l’appareil fut réalisée par J. Carelman pour l’exposition "Les Machines Célibataires", 1972, Paris, sous la direction de Harald Szeemann et lui-même. »
Jean Clair, in Crime & châtiment, Musée d’Orsay, Gallimard, 2010, p. 369.

Éléments de bibliographie

Catalogue d’exposition
Crime & châtiment, sous la direction de Jean Clair,
Musée d’Orsay, Gallimard, 2010.

Musée d’Orsay jusqu’au 27 juin 2010

Deuxième partie, chapitre 8 « Écrit sur le corps »
in Écrire, inscrire. Images d’inscriptions, mirages d’écriture
José Corti, 2010, pp. 267-288.
(des comptes rendus de lecture à venir sur remue.net et par d’autres auteurs)

Et surtout, dans le cadre de cette petite philocalie de l’art n°19, le premier ouvrage de la nouvelle collection « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », des éditions de l’ELLUG de l’Université Stendhal de Grenoble :

Isabelle Krzywkowski
Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle
ELLUG/Éditions Littéraires et Linguistiques de l’Université de Grenoble, 2010

Pour être de longue date intéressée par les relations entre les machines et les pratiques artistiques, par la notion de “machine célibataire”, et parce que l’exposition actuelle du musée d’Orsay décline entre deux machines le motif « crimes et châtiments », je veux dire ma lecture assidue et captivée de Machines à écrire, souligner la rigueur méthodologique de cette étude, son érudition et affirmer l’importance du corpus de recherche, de la bibliographie, de l’index des noms propres et des notes de ce livre faisant désormais référence.
Petite philocalie de l’art n°19. Cf. chroniques précédentes

Zénon expérimente une machine à penser, à dire et à écrire. Petite Philocalie, de l’intérieur, et Carmen Hacedora, de l’extérieur, font l’expérience de cette machine.

« Si le lien de la machine avec l’œuvre d’art
pouvait de prime abord sembler surprenant,
il apparaît donc plus considérable qu’on aurait pu le croire,
et il est de l’ordre de la réciprocité :
la littérature cherche à comprendre la machine,
mais celle-ci en retour questionne la littérature. »
Isabelle Krzywkowski
Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle
ELLUG/, 2010, p.252.

« Les lettres sur la peau infligées par la société
deviennent dans les textes le point de focalisation
d’un théâtre de la cruauté, la cellule générative d’un récit,
où elles sont d’abord masquées. »
Jean-Claude Mathieu,
Écrire, inscrire.
José Corti, 2010, p. 281.

Zénon s’occupe des derniers préparatifs.

Tantôt il rampe dans le coffre [appelé "le lit"] de la partie inférieure de la machine,
tantôt, grimpé sur l’échelle posée sur le seuil de la porte du coffre [appelé "la dessinatrice"] de la partie supérieure, il examine un à un chaque rouage du mécanisme qui aiguille une sarrasine de marqueurs à pointes de feutre.

Petite Philocalie couchée nue sur un matelas soyeux s’amuse avec des sangles qui pendent de part et d’autre du lit.

Carmen Hacedora interroge Zénon.

– Quel est ce dispositif ? Il me rappelle quelque chose …

Qu’est-ce qu’un dispositif ? répond Zénon.

Ce qui est important est que Petite Philocalie soit nue, que Zénon et Carmen soient habillés et que les coups d’intelligence qu’ils échangent soient désignés par cette nudité.

Dans le corps à corps qui lie Petite Philocalie à la machine quelque chose la prédispose à l’expérience [1]. Une ligne, une cicatrice, qui prend force de lettres. Son corps tout entier est disponible.

Comme la scission entre trois noms épelés sur un écran numérique, sur une page d’un livre et sur une peau humaine, les évènements rapportés rejouent une machine à écrire qui se joue du corpus de la machine à lire qui la configure.

Pour trancher la question du dispositif et couper court à la curiosité de Carmen devant la disposition de Petite Philocalie à se laisser faire par la machine, Zénon règle le mouvement de la sarrasine en agissant sur une des soupapes du moteur [une soupape desmodromique] qui manœuvre les marqueurs.

Le lointain intérieur du mécanisme produit des phrases musicales pour les yeux de Carmen qui palpitent des paupières.
Ce qu’elle voit est ce qu’elle entend avec la machine.

La machine se met en marche.

Au moyen d’un levier, Zénon fait passer les cinq lettres de son nom dans le réservoir d’encre rouge d’un feutre-scripteur qui les tatoue sur une ligne de peau entre le pubis et le dessus du nombril.
Excité par l’inscription du corps des lettres le dedans remonte au dehors, le ventre rougit.

Le lieu-dit du poème est écrit en couleur véritable.
Zénon habite le ventre rouge en poète.
À l’entour de l’habitation, pas de nom, la lisière est non prescriptive.
L’engrenage est réglé par les cinq lettres.

– Dites les cinq lettres et tournez la manivelle, s’il-vous-plaît Carmen, ordonne Zénon.

Carmen articule "Z", "E", "N", "O", "N" et tourne d’arrière en avant une manivelle. Une main graphique actionne la Machine à lire  [2] cachée à l’intérieur du coffre du lit. Elle feuillette, page après page, des documents qui révèlent les fondements de la construction et ses trois principales fonctions : « penser avec la machine », « dire avec la machine », « écrire avec la machine » [3].

La première fonction relève moins d’une volonté de maîtrise des savoirs techniques et scientifiques que de la recherche des potentialités imaginaires que ces savoirs engendrent.

Carmen Hacedora pense avec la machine comme avec un substitut d’elle-même qui, selon le point de vue où elle se place, lui paraît libérateur ou aliénant.

Devant l’extase que semble vivre Petite Philocalie, Carmen s’émerveille :

– Tu as le sourire de Fou-Tchou-Li, Petite Philocalie ! [4]

Devant un ressort appuyé qui lâche un jet d’encre continu, la Hacedora s’inquiète de la qualité indélébile de l’encre.

Un système de bielles met en branle des crayons-feutres qui dessinent des traits de jointure aux croisements de mots et de formes qui font ensemble des phrases.
Ce qu’elle voit est ce qu’elle dit avec la machine.

Elle dit : « La demoiselle pose sa main sur une œillère isabelle.
Les aérostats des haleines raréfient l’air.
Des larmes de verre hachurent une ligne droite.
Un nuage d’ombres embraye les plaisirs sans perturbation de lumières.
Quelques secondes de cinq lettres délivrent une ration d’oxygène pour acheminer un télégraphe atmosphérique. [5]
Trois crayons-feutres dessinent des rondelles d’attirance. »

Un feutre rouge [scripteur] écrit le mot "oui" sur le sein gauche et le mot "non" sur le sein droit. Un feutre noir [dessinateur] circonscrit un espace vide par l’inclinaison de deux traits médiateurs qui entremêlent les cuisses. Un autre feutre noir [dessinateur] ignore la faille entre la peau et les choses en traçant deux axes : vertical et horizontal.

L’histoire s’insinue dans une faille en mouvement.

Un souffle élève Petite Philocalie vers la sarrasine déployée au-dessus de la longueur du lit. Elle exulte. Toute une gamme de soierie : de la soie ordinaire au brillant taffetas, de la forte marceline à la délicate florence, passe par le gros grain de la faille. Au bout d’un bras tendu une gaze éclaire une durite qui s’ouvre sur un tapis d’arabesques, d’yeux et de chevelures.

Les influences orientales sur la pensée de Ζήνων sont incertaines. Mais les manières de la soie, sa fluidité, sa ressemblance avec la peau, les cris de ses froissements, font à coup sûr le lit d’une lecture à voir.

Toute lecture a une fin [en moment donné, dans un espace donné].
C’est fini. Petite Philocalie pleure des larmes-de-verre.
Chaque sanglot casse la queue des larmes.
Les têtes tombent en poussière.

Il ne reste plus qu’une “machine célibataire” dans un “musée des obsessions” [6]

Souvent des syndromes passionnels s’associent à des délires hallucinatoires [avec ou sans démence]. Carmen Hacedora perd la tête : la "Machinolâtrie" la dévore, La Monomane de l’envie  [7] l’obsède.

Ce n’est pourtant pas le culte de la machine et la volonté de maîtriser la mécanique qui produisent les gestes de Zénon. Quand il s’approprie une machine, c’est pour composer un
“blurring of art and life” [8].

C’est pour « penser, dire, écrire » que Zénon programme des déplacements [sdwig] qui mettent en question des protocoles.

Le feutre-scripteur inscrit sur toute la longueur du corps une dernière ligne, une longue phrase illisible avec les yeux. Un secret.

Le corps filiforme de Petite Philocalie occupe une petite forme [9] [une ligne] dans le lit.

Zénon repense à la question du dispositif :

– Ne soyez pas « machinolâtre », ma chère Carmen. Il n’y a rien à envier. Elle m’a dans la peau.

Zénon arrête l’engrenage. Hacedora arrête de parler.

Petite Philocalie descend du lit, s’habille et s’en va.
Elle est écrite [troisième fonction].

30 mai 2010
T T+

[1L’art comme expérience de John DEWEY est désormais publié en Folio (folio essais n° 534).

[2J.E. Fassio.

La Machine à lire de Raymond Roussel, achevée. Fonctionnement manuel et sélection digitale. in Bizarre, n°35-35, 1964.

[3Les titres des trois chapitres du livre d’Isabelle Krzywkowski.

[4Le nom du supplicié chinois dans Les larmes d’Eros de Georges Bataille. (Édition Pauvert, 1981, p.234).

[5Carmen Hacedora est durablement impressionnée par Pneumatiques de Serge Spitzer

[Serge Spitzer, Re/Search : Bread and Butter with the ever present Question of How to define the difference between a Baguette and a Croissant, 1995-2010.]
Interview (extrait)

Vue partielle de l’installation au Palais de Tokyo, Paris.
Courtesy Palais de Tokyo, Courtesy Magazzino d’Arte Moderna, Rome / Galerie Tschudi, Zuoz. © Serge Spitzer. Photographie : André Morin

[6Cf. Harald Szeemann, Écrire les expositions, V « Le Musée des obsessions », pp. 40-51, VI « Les Machines célibataires », La Lettre Volée, 1996, pp.71-79 et Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire, ouvrage cité, en part. p. 38, 55, 61, 71, 116-117, 127, 192, 287 (index : Carrouges, Michel).

[7Géricault

La Monomane de l’envie, dit aussi La Hyène de la Salpêtrière
Ce tableau est présenté dans l’exposition « Crime & châtiment » (catalogue cité, p. 226.)

[8Allan Kaprow

[9« Les petites formes les plus intenses ne vont pas à la ligne, elles sont la ligne. » Florence Delay, Petites formes en prose après Edison, Fayard, 2001, p.75.