La numérisation par Google et les auteurs français

Note du 4 mai 2009 : La date limite indiquée ci-dessous (5 mai) a été repoussée au 4 septembre 2009. Espérons que d’ici là le SNE, les éditeurs et auteurs auront élaboré une réponse commune.


La SGDL a déjà sur son site écrit exactement ce qu’il faut en savoir d’essentiel en pratique, qui concerne essentiellement les personnes figurant sur la base de données de Google avec pour « deadline » le 5 mai 2009. Il s’agit d’un effet de droit américain prévu par un accord général entre les auteurs d’œuvres littéraires et Google sur ce territoire et selon cette loi mettant fin à un procès. Pour les personnes publiées chez une maison d’édition il peut incomber à l’éditeur d’accomplir ces démarches si le contrat le prévoit. En tout état de cause, il semble prudent de suivre les avis de la SGDL (voir aussi [http://www.googlebooksettlement.com/intl/fr/Final-Notice-of-Class-Action-Settlement.pdf]), aussi aberrant paraisse-t-il à plus d’un auteur de se voir imposer pareille obligation sans avoir rien fait pour cela.

À titre liminaire, il faut observer que Google entreprend depuis longtemps quelque chose que les pouvoirs publics ou des associations d’auteurs ou d’éditeurs auraient dû prendre l’initiative d’accomplir depuis plusieurs années, avant même l’essor de ce géant commercial de l’internet. Le droit n’y faisait pas obstacle : par exemple la numérisation de collections du Louvre a été entamée il y a plus de 10 ans notamment avec l’apport de mécénats.
Cette inaction a permis à des acteurs privés non européens d’investir des champs nouveaux de diffusion culturelle et d’exploitation commerciale. Que la numérisation par Google apparaisse violente au plan juridique et totalement contraire à la propriété littéraire et artistique « à la française » ne peut faire oublier que cette dernière est à maints égards archaïque dans ses fondements et méthodes depuis trop longtemps. On paie aujourd’hui le prix de l’autruche.

La vaste opération de numérisation sans droit ni titre entamée par Google a entraîné une contestation aux États-Unis qui s’est traduite par un procès ayant abouti à une transaction entre les parties. Le « règlement » proposé depuis octobre 2008, déjà abondamment commenté, et dont l’effet apparaît désormais imminent, est le résultat de cette transaction.

Seule la loi américaine, et non un accord privé, pourrait en théorie contraindre les auteurs d’œuvres ayant des droits sur le territoire américain (copyright) à ce type d’arrangement. Rappelons tout de même que la loi américaine, en matière de droit d’auteur des étrangers, n’en est pas à son mauvais coup d’essai. Comme le rappelle Florent Latrive (http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=217) :
« Jusqu’en 1891, seuls les Américains pouvaient prétendre à une quelconque protection de leurs livres. Toutes les œuvres britanniques, très majoritaires à l’époque, circulaient librement, procurant des revenus faciles aux éditeurs locaux. (…) Les États-Unis ont fini par signer un traité international sur le copyright, quand le pays a estimé qu’il avait plus à perdre qu’à gagner d’une politique protectionniste. »

Surtout, on est d’abord ici dans une situation de fait. Google se met dans la position, classique aux États-Unis, de celui qui viole le droit et dit « faites- moi un procès si vous n’êtes pas content » en sachant parfaitement d’une part que les coûts et perspectives d’une action judiciaire sont hors de proportion avec l’enjeu financier pour un individu, d’autre part que la force économique est de son côté, ce qui est très important aux États-Unis où le niveau de rémunération des avocats et détectives joue un rôle majeur dans bien des affaires.
Cette situation où le droit disparaît sous le rapport de forces factuel est très fréquente par exemple en matière de législation américaine sur les étrangers : vous êtes arrêté par erreur à un aéroport parce que confondu avec un terroriste, ou simplement parce que vous vous êtes moqué du fonctionnaire qui posait une question du genre « transportez-vous une bombe atomique dans votre sac à main ? » et jeté en prison. Vous serez ensuite placé devant le choix suivant : reconnaître que vous êtes coupable (de n’importe quel délit qui conviendra), auquel cas l’administration vous laissera sortir avec une interdiction de séjour à vie sur le territoire américain, ou clamer votre innocence et engager des milliers de dollars dans un procès contre l’administration américaine, en restant toujours en prison, dans l’espoir qu’un jury décide un jour de vous croire et ordonne votre libération.

C’est à peu près le même type de rapport de forces qui prévaut pour le « règlement » proposé aux auteurs : on peut parfaitement le refuser mais de fait il ne vous restera plus qu’à faire un procès à Google si vous n’êtes pas content des conséquences. Et pourtant ce règlement est éminemment contestable.

Ce qui apparaît juridiquement à la fois scandaleux et absurde dans l’arrangement soumis aux auteurs est en premier lieu l’interprétation d’un silence valant acceptation. Il s’agit d’un principe fondamental (et ancestral) de droit civil qui dépasse largement le cadre du droit d’auteur : le silence d’une personne physique ne peut JAMAIS être interprété comme valant acceptation d’un contrat. Sinon le simple fait de ne pas répondre à un courriel proposant la vente d’un bien pourrait valoir acte d’achat.
Par surcroît, la solution instaurée par Google est contraire à la loi française et européenne en matière de consentement donné par internet (directive 2000/31/CE dite Commerce Électronique), qui pose le principe dit de « l’opt-in » (on doit cliquer pour accepter une proposition sinon, par défaut, c’est le refus qui prévaut). Mais pour l’instant, sauf erreur, Bruxelles me semble plutôt silencieuse sur ce sujet.

En droit français, Google ne pourrait certainement pas se prévaloir d’une quelconque forme d’autorisation donnée par l’auteur d’un livre ou ses ayants droit du simple fait de ne pas s’être connecté à Google pour intervenir dans son « règlement ». Cependant ce n’est pas le droit français qui s’applique aux États-Unis. Néanmoins il s’applique en France et depuis la jurisprudence Yahoo pour toute infraction commise sur internet qui serait accessible sur le territoire français.
« Il est important de noter que l’accès à ces ouvrages numérisés ne pourra se faire que depuis le territoire américain », précise l’avis de la SGDL. Non sans hypocrisie car le territoire américain, en matière d’internet, c’est quoi ? On est forcé de se demander comment Google compte s’y prendre pour empêcher techniquement l’accès à partir d’autres « territoires ». La commercialisation, elle, sera certainement confinée aux États-Unis. Mais la consultation ? On peut toutefois penser que la SGDL et d’autres attaqueront sans doute Google si les ouvrages numérisés sont accessibles depuis d’autres territoires que les seuls États-Unis, ce qui ne sera pas difficile à démontrer le cas échéant.

Le second point évidemment illicite vient de ce que Google compte commercialiser des œuvres sous forme numérique, donc en tirer profit, sans accord préalable, personnel et exprès sur le prix, la quantité, etc. (rédigés uniquement en anglais, ils sont formellement inapplicables à un sujet de droit français), ce qui est contraire tant aux lois de la propriété littéraire et artistique qu’au droit général des contrats. On retrouve d’ailleurs là une querelle directement assimilable à celles des premiers temps du droit d’auteur, lorsque par exemple les comédiens se considéraient propriétaires des pièces qu’ils représentaient à la seule raison qu’ils les interprétaient sur scène.
De facto, Google s’arroge ainsi la mainmise sur le copyright numérique de tout ouvrage paru avant mai 2009 sans qu’aucun document entre aucun auteur et Google ne soit intervenu. Le « règlement » proposé couvre donc une infraction par un arrangement rendu possible par le droit américain mais invalide en droit français. Dans ce contexte, le concept du droit moral incessible, pierre angulaire du système de droit d’auteur non anglo-saxon, tend à disparaître, ce qui est culturellement et juridiquement assez déplaisant pour un Français comme pour bien des Européens.

Il est cependant amusant d’observer qu’au moment où l’on prépare une loi sur le « piratage » informatique en France, l’opération de Google constitue un piratage organisé d’une immense ampleur ayant, lui, une finalité directement commerciale. Répétons-le : en droit français comme en droit américain Google n’a et n’avait absolument aucun droit de numériser les textes d’un auteur aux fins de les rendre consultables par quiconque à sa seule discrétion, moins encore de les commercialiser : cela s’appelle une contrefaçon et c’est un délit d’autant plus grave en l’espèce qu’on voit mal de quelle circonstance atténuante Google pourrait arguer. Ce que le gouvernement actuel, tout à son Hadopi, ne songe pas un instant à stigmatiser.

Néanmoins, il ne faut pas se voiler la face : cette affaire signe sans doute la fin, au plus tard à moyen terme, d’une part importante du modèle économique classique du livre, d’autant que Google ne s’arrêtera sans doute pas là. À cet égard, le terrain juridique ne servira pas probablement à grand-chose d’autre qu’à des combats d’arrière-garde. C’est sans le droit, privé de visionnaires politiques autant que figé par l’immobilisme et le conservatisme de possédants, que cette évolution s’opère aujourd’hui.
Le numérique permet des usages, des concentrations, des diffusions radicalement étrangères à une structure fondée sur le papier. Des bibliothèques américaines réunies au sein du Hathi Trust ont commencé de faire la même chose que Google dans le but de lui contester l’établissement d’un quasi-monopole de fait sur l’édition numérique. Si l’on ne réfléchit pas de ce côté-ci de l’Atlantique à ce qu’est dans tous ses aspects un livre au XXIe siècle, numérique ou papier, texte ou composite, élément de culture ou de profit, outil de savoir ou de distraction, Google et d’autres continueront de le faire pour nous.

26 avril 2009
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