La ville
Ce texte a été lu par Jean-Christophe Bailly à l’occasion de son intervention aux « Rendez-vous de l’architecture », La Villette, 3 octobre 1997.
Derrière l’usage générique de ce nom se profile toujours plus ou moins et qu’on le veuille ou non le fantôme d’un idéal perdu, sans doute imaginaire, mais que tout geste de fondation tend à relancer. La cité grecque, fondatrice de la démocratie, de l’idée de démocratie, ou la ville médiévale qui, maquette d’elle-même, pouvait tenir dans le creux d’une main, offerte au dieu omniprésent dont elle avait le temple en son sein, ou encore la ville classique en tant qu’elle fut le paradis et le paradigme de l’autoreprésentation, la ville-caravansérail, l’oasis, la médina, la ville impériale au plan en damier de l’Extrême-Orient ancienØ Dans tous les cas, avec ou sans murailles, selon leurs traits distincts et avec les conflits qui les travaillaient, les ruinaient parfois, de telles villes étaient en effet « la ville », c’est-à-dire une entité, une « ponctualité », c’est-à-dire un corps, c’est-à-dire une limite, c’est-à-dire enfin, pour nous désormais, une légende.
Car la première chose que l’on puisse dire de la ville contemporaine, de la ville telle qu’elle vit et se déploie sous nos yeux, c’est qu’elle n’est pas ainsi, qu’elle n’est plus une unité intégralement composée, qu’elle n’est plus un corps qui sent et perçoit sa limite. Engagé dès la révolution industrielle, ce mouvement d’illimitation et d’effacement des bords a pris depuis la Seconde Guerre mondiale, en s’accélérant, la forme (si c’en est une - et là est toute la question) d’une fuite en avant.
En étendant sans cesse son emprise et jusqu’au-delà d’elle-même par les voies et les accès qui la relient aux autres villes, la ville en est venue, et ce n’est une nouvelle pour personne, à se perdre, mais comme on se perdrait dans un bois qu’on a soi-même planté. Les contrats et les systèmes d’inclusion-exclusion qui la formaient se délitent - ce qui ne veut pas dire que ces anciens contrats ou systèmes étaient bons, mais simplement que, désormais, tout se passe comme s’il n’y avait plus de contrat du tout.
Ce paysage, car c’en est un, ce paysage abandonné est notre paysage. De quelque manière et à quelque échelle qu’on l’aborde, il s’impose comme une masse composite aux traits flous et aux prises incertaines. Il a beau avoir été programmé, décrit, appréhendé, tout se passe comme si aux grosses flèches des schémas directeurs il répondait par la multitude de flèches d’un jeu de pistes morcelé et insaisissable.
Si la ville est encore un corps en son cœur, dans son centre, c’est alors avec des bras trop longs, ballants, qui l’épuisent, c’est avec des prothèses qui font semblant de bouger, sans parvenir à agripper sa matière.
Inutile ici de relativiser ou de faire, comme on dit, la part des choses, cette exténuation du corps de la ville, malgré un art poussé du maquillage, est un phénomène généralisé. Dès lors, la « politique de la ville », inaugurée pour répondre à cette fatigue ou à cette crise, doit bien voir qu’elle ne peut que constituer un chantier global, quelque peu effrayant par ses dimensions, en tout cas plus vaste (et plus passionnant) que la somme de tous les « grands travaux » réunis. Un chantier qui doit prendre en compte la totalité du paysage actualisé, c’est-à-dire le centre, la périphérie, tous les espaces intermédiaires, les lieux comme les non-lieux, le passé comme le présent, ce qui a l’air d’aller bien comme ce qui ne fonctionne pas : en un seul tableau le bon et le mauvais gouvernement mêlés.
De ce mixte de forme et d’informe, d’ancien et de neuf, de protégé et de délaissé, il semble tout naturel de vouloir faire à nouveau un corps, un corps ayant la sensation d’en être un en toutes ses parties. Ici, slogans et métaphores abondent, dans le monde suave de la bonne volonté : tissage du lien social, citoyenneté active, partage, services, espace public qualifié et concertant, chacun sera d’accord pour en faire des buts vers lesquels il faut tendre.
Mais plus s’étend la clarté d’un « il faut » ou d’un « il faudrait » et plus persiste et s’étend l’opacité d’un « il n’aurait pas fallu », tandis qu’à côté de franches remises en cause continuent, avec, il faut le reconnaître, un peu moins de licence qu’autrefois, les basses –oeuvres du n’importe comment et de la spéculation.
Face à ce chantier problématique, à peine ouvert, la situation de l’architecture n’est pas simple, puisqu’elle est à la fois du côté des accusés et à l’origine des accusations, puisqu’on lui prête tous les torts tout en lui suggérant d’être le grand remède.
Ce qui saute aux yeux, c’est qu’il y a continûment écart entre l’architecture qui (se) raconte son histoire, avec ses grandes –oeuvres et ses grandes ruptures, et la ville qui, parallèlement, perd la sienne. Ce qui se présente à nous aujourd’hui dans une distorsion tragique - l’opposition entre les grands projets dispendieux et la dérive des cités (au nom si paradoxal) - relève d’une fracture aussi ancienne que l’architecture elle-même : toujours, face aux palais somptueux, il y a eu des chaumières dont les toits s’écroulaient. Mais cela ne justifie rien, n’implique aucune fatalité. Si nous avons à parler de la ville, de la ville entière, nous ne pouvons que dresser un diagnostic inquiet. Si nous avons à parler de l’art de l’architecture, de l’architecture comme art, nous n’aurions aucune peine, en revanche, à nous réconforter en produisant une liste, plus ou moins longue selon les jugements, de bâtiments beaux et intéressants construits récemment.
Simple est le constat : trop rarement s’effectue la rencontre entre l’art d’architecture et la ville. Nous sommes restés à bien des égards, et surtout en France, dans une logique du monument indexée sur une infrastructure exhibée, dans un ordre symbolique dont la politique des « grands travaux » aura été l’orchestration bruyante. Or, c’est de cela, à mon sens, qu’il faut sortir. En remplaçant l’idéologie des grands chantiers et le pharaonisme républicain par un travail constant, continu et divers, par des milliers de travaux et de chantiers de toutes tailles. Il ne s’agit pas comme on pourrait le penser d’une perte d’ambition, mais au contraire d’une ambition plus grande et qui aurait le sens d’une incitation à penser la ville et à la faire, tout comme celui d’un déploiement d’architecture sans précédent.
Ce « très grand chantier », si on peut l’appeler ainsi, quitte à sacrifier ironiquement à une rhétorique dont on espère qu’elle est caduque, il ne faut pas se le représenter comme une extension pure et simple de l’emprise urbaine, mais comme un travail de reprise. Ce n’est pas le modèle de la croissance qui convient à la ville aujourd’hui, c’est celui de la guérison, celui du souci qui prend soin : à ce qui étouffe donner de l’air, à ce qui tombe procurer des appuis, à ce qui se défait offrir des cadrages et des n–uds.
Aucune solution magique n’existe, mais entre un inventaire des manques et une typologie fine et détaillée des plénitudes, existent des passerelles qu’il suffirait de tendre. Il n’est question ici ni d’une typologie idéale plus ou moins calquée sur l’image patrimoniale des centres anciens, ni d’une panoplie d’éléments formateurs prêts à fonctionner, mais d’un travail à faire à partir de l’existant, tel qu’il est, avec sa vitalité comme avec son désarroi. Un tel retournement de la méthode d’approche implique le mouvement le plus difficile, qui est d’aimer l’existant, de l’aimer hors de toute posture compassionnelle, non pour ce qu’il est ou parce qu’il est, mais pour ce qu’il ouvre, et qui est ce chantier dont je parle.
Refaire du corps là où il y a eu de la prothèse, susciter des lieux là où a opéré la puissance neutralisante du non-lieu, faire surgir du tissu là où les mailles ont été inexistantes ou se sont relâchées, détruire progressivement par des enclaves et des greffes les effets pervers du zonage, intensifier les liaisons entre les différentes parties du corps urbain, tout cela constitue un seul et même mouvement de reprise, qui se décide et se décline en une infinité d’interventions et d’échelles. Ce mouvement n’est ni un travail d’imitation ni une exportation des effets de centre vers la périphérie, il doit avoir le sens et la vertu d’une invention s’infiltrant dans ce qui est pour le convertir et le relever. À cette condition seulement pourront devenir effectifs cette sorte de polycentralité ou ce réseau tendu de faubourgs qui se dessinent comme la perspective vitale des villes de demain.
Nous devons nous représenter la violence de cette mutation, autrement dit tous les obstacles politiques, sociaux, juridiques, administratifs, qu’elle doit lever, toutes les féodalités et les stockages d’inertie qu’elle doit affronter.
Les oreilles rebattues par les lendemains qui chantent et qui ont chanté si faux, nous ne pouvons envisager l’atmosphère de ce grand chantier dans le climat des « bâtisseurs » qui fut celui de l’idéologie du progrès sous toutes ses formes, bourgeoise ou prolétarienne, radieuse ou disciplinée. En revanche, nous pouvons facilement imaginer l’enjeu qu’un tel mouvement de réinvention constituerait pour l’architecture elle-même, en tant qu’elle est un art et, parmi les arts, celui qui pousse le plus loin et de façon quasi tactile le plaisir de la variation.
Le paysage urbain actuel est comme une pseudo-phrase formée de mots distendus et impropres, de verbes non conjugués, d’accords qui ne sont pas faits. Tout se passe comme si l’on avait disposé les uns à côté des autres des infinitifs et des substantifs, en ajoutant ici et là quelques épithètes décoratives. Or, la ville est avant tout un phrasé, une conjugaison, un système fluide de déclinaisons et d’accords. Ce sont ces phrases et ce phrasé qu’il faut retrouver : passer d’un langage stocké ou empilé à un langage parlé, inventer la grammaire générative de l’espace urbain, telle est, il me semble, la tâche qui vient, faite d’une infinité de petites, moyennes et même grandes flexions, séquences et trouvailles. En un mot une poétique. Et en un autre, mais c’est exactement la même chose depuis les Grecs, une politique.