Le perroquet de Félicité

Mais ne lisez pas comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non, lisez pour vivre. Gustave Flaubert

Une chose qui me frappe avec "mes" jeunes du Refuge, c’est qu’ils n’ont aucun mal à écrire. Chaque fois, même s’ils rechignent quelques secondes, chaque fois que je leur propose d’écrire, ils s’y mettent, ils plongent, et même avec un certain plaisir, une certaine avidité. Je ne dis pas qu’ils font toujours littérature, bien sûr il y a des fautes et des maladresses, mais dans l’ensemble il y a beaucoup de pépites, de trouvailles narratives et stylistiques, de choses vues si justement, saisies au vol, attrapées et traduites de façon claire, directe et pure. Le problème n’est pas l’écriture. De toute façon ils passent leurs vies à écrire : mail, sms, Facebook, chat divers et variés. Le problème, c’est la lecture. Certes, il y a deux ou trois exceptions dans le groupe mais de façon générale ils n’aiment pas lire : "C’est trop long, m’sieur, ça ne sert à rien, c’est difficile de se concentrer, c’est compliqué, pas le temps."

Ma première intention avec cet atelier au Refuge était de leur donner l’envie d’écrire (je présupposais qu’ils ne l’avaient pas) or je constate que l’enjeu, le travail à mener, c’est la lecture. Un jour, l’un des jeunes m’a dit : "On a trop de problèmes, c’est difficile de se concentrer sur les problèmes des autres." Ce à quoi j’ai répondu : mais n’y a-t-il que des problèmes dans les livres, n’y a-t-il pas quelques solutions, aussi ? Le jeune en question m’a répondu qu’il y avait beaucoup trop de malheurs dans les livres. Je ne savais plus quoi ajouter puis j’ai dit : "Et le cinéma ? Les séries télé ? Tu n’aimes pas ça ? - Ah si, m’sieur, beaucoup ! - Et alors il n’y a pas de malheur dans les films et les séries ? - Ah si, mais c’est pas pareil."

Je voudrais m’interroger sur ce "c’est pas pareil". Bien sûr, la première réponse c’est l’effort que demande la lecture, il faut se poser, se concentrer et ne faire que ça pendant un moment, effort donc et durée. Il y a aussi l’aspect social que je n’oublie pas. Grandir dans un milieu peuplé de livres, auprès de parents qui lisent, ce n’est pas la même chose que grandir devant un poste de télé perpétuellement allumé. Je sais de quoi je parle puisque mes origines sociales vont vers ce deuxième cas de figure. Bref, le cinéma, les films, les séries, on peut être spectateur passif, spectateur simplement diverti. De plus il y a la pulsion scopique (qui n’est pas opérante dans la lecture) il y aurait beaucoup de choses à dire à ce propos mais là n’est pas mon angle de réflexion, pas aujourd’hui.

Ma théorie, ce que je voudrais démontrer, c’est que la lecture transforme le lecteur, et on n’a pas tout le temps envie d’être transformé ou bousculé. (Bien sûr je parle là des bons livres, de la littérature. Il y a des livres qui ne transformeront personne, c’est comme le cinéma, il y a cinéma et cinéma.) Ce que je voudrais démontrer peut tenir dans une formule : lire, c’est revisiter sa vie. On ressort autre d’un vrai livre, on ressort différent. Pendant la lecture on a posé sa vie à côté de soi, quand on referme le livre on la reprend, la vie est inchangée mais on n’est plus tout à fait le même. Il s’agirait donc de lire mais aussi d’apprendre à lire. Apprendre à se laisser lire aussi bien. Non pas apprendre pour mieux savoir trouver du sens parmi les phrases mais apprendre que lire c’est se trouver soi-même. Lire nous offre un détour vital dans la vie, et je crois même que ce détour se fait essentiellement via les œuvres de fiction. C’est aussi une question d’organe : c’est le cerveau qui lit tel essai ou tel traité, c’est l’âme qui lit des romans.

Je reviens encore au cinéma pour répondre à ce jeune du Refuge, il est très facile d’assister au cinéma, on voit, on regarde mais surtout on assiste à quelque chose. Quand on lit, en revanche, on est presque obligé de traverser les scènes, de "jouer", parce qu’on est dedans, dans les mots, dans l’imagination de l’auteur et dans ses images, dans les idées, dans le cheminement de la pensée. Difficile de seulement assister à un livre, ne serait-ce que parce que la lecture est toujours une action, qu’elle nous engage. Il s’agit d’une expérience fictive. Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. Marcel Proust.

Je donne un exemple : Sade ou Bataille. Tout le monde regarde ou a vu du porno, les sites spécialisés pullulent, c’est bien la preuve que le public est important. Quand on regarde du porno, c’est pour être excité, toujours. Pour se rincer l’œil. Le "porno" de Sade ou Bataille (je pourrais dire celui de Jean-Baptiste Del Amo pour parler d’un auteur contemporain), même s’il peut éventuellement exciter un lecteur obsédé, n’a pas pour but d’exciter, il a pour but de montrer et de donner à comprendre, par-delà le bien et le mal. Car c’est bien l’endroit de la littérature, l’au-delà du bien et du mal, c’est d’ailleurs à ce lieu qu’on la reconnaît.... (Je suis en chat Facebook avec JB Del Amo au moment où j’écris ce texte, je lui envoie ce passage où il est question de lui et il me dit qu’il n’est pas d’accord... JB me rappelle que dans l’adresse au lecteur des 120 journées, Sade dit bien qu’il espère que, dans ce catalogue de perversions, il s’en trouvera quelques-unes pour exciter le lecteur ! Bon, ok Jean-Baptiste... c’est plus compliqué et plus nuancé que ce que je dis... au temps pour moi. De toute façon on ne peut pas régler son compte à Sade en quelques mots.) Tiens, il y a aussi cette phrase de Joyce à laquelle je pense souvent : La littérature est le plus long détour et le plus court retour vers soi. Mais je m’égare encore, mon sujet m’échappe, je le sens, je voulais parler de lecture, de cette expérience singulière de la lecture. Je pense au petit livre d’un ami, Jean-Pierre Ferrini, très beau et très juste petit livre, que je recommande vivement. L’expérience singulière de la lecture, éditions Haute école d’art et de design - Genève - collection "n’est-ce pas ?".

Mais alors, tout ça c’est bien beau, soit, mais comment faire avec mes jeunes du Refuge ? Je ne peux pas leur dire tout ça, ce serait performatif, ils comprendraient intellectuellement, peut-être, mais ils ne comprendraient pas avec leurs corps. Comment leur faire comprendre cette expérience (et leur donner envie de la faire, la tenter et de la refaire) ? Comment transmettre le désir ?

Peut-être que je pourrais leur dire ce que je ressens, moi. A savoir que mon "moi" et mon présent me semblent être (souvent) une prison de laquelle je ne peux sortir. Et quand j’étouffe, quand je n’en peux plus du manque de liberté, j’ouvre un livre. Ce que m’ouvre le livre à son tour c’est une fenêtre sur le monde extérieur, le monde d’un autre, des autres, outside comme dirait Duras. Et c’est toujours du vent, du vent frais dans mes voiles. Je sors de mon présent pour entrer dans le passé d’un autre, dans son futur aussi bien, dans son présent qui par bonheur est autre que le mien. Le livre m’arrache alors à la séduction violente de l’instant, il m’embarque ailleurs, dans un ailleurs où le silence, le vrai silence qui n’est pas vide ou manque, reprend ses droits et retrouve sa qualité d’origine. Je vous promets que ça sauve, ça peut même éviter la folie... Si l’enfer c’est les autres, comme disait l’autre, j’ajouterais que c’est les autres dans le réel ; dans les livres les autres n’ont rien d’infernal, même s’ils sont des diables. Moi, pour encore parler de moi, le déclic fut Duras, vers 17 ans. Une amie m’avait offert Les yeux bleus cheveux noirs. Une déflagration ! Je ne comprenais pas grand-chose mais je découvrais qu’on pouvait écrire ça, comme ça, que l’écriture pouvait dire ces choses que je ressentais mais de façon très confuse et profonde. Ce fut un choc. Il y eut un avant et un après Les yeux bleus cheveux noirs. Je crois qu’il faut une rencontre avec un livre, c’est pareil avec les êtres humains, je crois que le chemin d’un livre vers vous est une chose sensuelle, mystérieuse, difficile à prévoir ou à commander.

Dans un bon livre, même si au départ j’erre et je ne reconnais rien (exemple Proust, La Recherche et ses duchesses), bientôt, à mesure que j’avance dans ma lecture, je découvre avec ravissement que je suis chez moi, invité chez moi par un autre, convié. Me voilà complètement chez moi du côté de Guermantes et je reconnais tout ! Et quand l’auteur a du talent ou du génie, il éclaircit ma vie, me la rend désirable, me faisant sortir de ma contemporanéité étroite.

Ce que je voudrais encore dire à mes jeunes du Refuge, c’est qu’il n’est jamais trop tard pour se mettre à lire. Et ceci vaut aussi pour moi, je lis, régulièrement et plus ou moins, mais j’ai toujours l"impression que la lecture, la vraie lecture est toujours devant moi, que je ne l’ai toujours pas atteinte. Barthes disait que les vrais lecteurs sont les enfants, les professeurs et les malades. Oui, il faut peut-être un empêchement pour lire vraiment. Un défaut dans la cuirasse ou une raison particulière. Une maladie ?

Mais on lit aussi parce qu’on est en bonne santé et pour se distraire ! C’est important la distraction ! Mais le terme est à entendre dans sa double acception, se distraire c’est aller de l’essentiel au plus futile (ou du supposé essentiel au supposé futile) mais c’est aussi s’arracher, s’arracher à la morne tâche du quotidien. J’adore Barjavel pour ça, je décolle quand je lis Barjavel, et La nuit des temps est pour moi un grand, très grand roman d’amour. Donc, le livre m’arrache à ma vie futile, ma vie privée, pour me mener au profond, à l’essentiel, il me libère de ma vie circonscrite en un lieu et un temps donnés, il me rapproche de l’existence, toute l’existence, celle des animaux et des morts aussi bien, rien que ça. Et il n’y a pas que les êtres vivants ! Il y a aussi le végétal et les choses, comment oublier la figue ou l’huître de Francis Ponge, comment oublier les pierres, les sublimes pierres de Roger Caillois ?

Comment faire comprendre cela à mes jeunes du Refuge, comment leur transmettre ce qui n’est pas un savoir mais un goût et une vision ? Je ne voudrais surtout pas qu’ils entendissent que lire c’est bien, pas lire c’est mal. Lire c’est désobéir, ce n’est pas obéir, lire. Nous ne sommes pas à l’école, c’est même le contraire de l’école. Comment leur faire comprendre qu’ils vont prendre le pouvoir s’ils se mettent à lire, qu’ils vont s’augmenter, s’armer, qu’ils vont s’extraire de la condition des dominés, non pas pour devenir dominants à leur tour (j’espère pas) mais pour comprendre et déjouer les pouvoirs de la domination. Maîtriser l’imparfait du subjonctif ne leur empêchera pas de dire lol, mdr, ptdr, etc. (et tant mieux) mais ce sera une nouvelle corde à leur arc. Comment leur faire comprendre sans être gangnan que lire c’est sexy, c’est subversif, c’est refuser le moule, c’est aller dans la marge, être libre, aller vers plus de liberté ? Lire c’est lire Montaigne mais c’est lire Dustan, aussi, de la même façon. C’est comprendre que Montaigne et Dustan c’est pareil, même combat. Vais-je arriver à leur faire comprendre ça ? Serai-je le bon pédagogue, celui qui conduit ? Mais pour conduire il faut aussi avoir devant soi quelqu’un qui accepte d’être conduit, qui accepte d’emblée le voyage sans connaître la destination. C’est donc aussi une question de confiance et de curiosité.

Je voudrais terminer cette réflexion par un exemple pris dans la littérature, il s’agit d’une petite merveille, Un cœur simple de Flaubert. C’est le portrait d’une existence, d’un trajet, celui de Félicité, une femme simple, domestique, un être de peu comme on dit de nos jours. Le livre nous apprend que malgré toute la misère ambiante, la vie très ordinaire et pas très gaie de Félicité a été éclairée par la présence d’un perroquet qu’elle aimait beaucoup, son seul compagnon, qui lui a donné toutes les couleurs, toute la fantaisie dont sa vie manquait. A la fin du livre Félicité est très vieille, elle n’entend plus, elle ne voit plus, elle va mourir. Tout à coup le ciel s’ouvre au-dessus d’elle et Félicité voit battre des ailes. Est-ce l’Esprit Saint sous forme d’une colombe ? Mais les ailes sont bien colorées, serait-ce alors son perroquet ? Flaubert laisse planer le doute et voilà ce qu’il y a de magnifique, il laisse planer le doute non pas parce qu’il ne veut pas répondre ou donner la clef, il fait voler le doute avec amour et délicatesse, pour livrer, délivrer le réel dans sa dimension tout énigmatique. En refermant le livre le lecteur ne sait pas ce qu’a vu Félicité au moment de mourir, il sait seulement que des ailes battaient... et c’est déjà tout un monde.

29 mars 2014
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