Les justes
Et le monde, il va bien et il va mal, on le sait. C’est ainsi depuis le commencement. Certaines choses s’améliorent, il y a des progrès notables, d’autres s’aggravent, l’obscurantisme a la vie dure. Il y a le mal, il y a le bien, il y a aussi la nature qui n’est ni mal ni bien. Il y a les bêtes, les plantes, les pierres et le ciel là-haut, sans cesse là-haut, le ciel, imperturbable et silencieux.
Alors quoi ? Que faire ? Attendre ? Oui. Mais donner et recevoir, aussi. Attendre en donnant, attendre en recevant. Mais pour donner et recevoir il faut d’abord savoir dire « je », et pour savoir le dire il faut savoir où il se trouve, ce « je », justement. Je ne dis pas qu’il faut absolument le définir, le circonscrire, il est bien que certains contours restent flous, et puis ça fait circuler le désir. Il ne faut pas définir son « je », le fixer, mais le reconnaître et l’employer. Dire « je » non pas pour dire moi-je-moi-je, mais s’affirmer, se tenir debout, et ensuite aller vers l’autre, l’autre que soi. Je veux ici insister car c’est un sujet qui me passionne, étant proche de ce courant littéraire, « école » appelée en France autofiction. Genre décrié et méprisé par certains, adulé par d’autres. Le principal reproche que l’on fait à l’autofiction, c’est l’égotisme, le narcissisme stérile qu’elle supposerait. Et en effet, il y a de mauvais auteurs autofictifs qui sont des monstres d’ego. Parlons plutôt des meilleurs, c’est plus intéressant. L’argument ultime, l’arme de destruction massive sont toujours les mêmes, tout peut se résumer ainsi : « le moi est haïssable », patati, patata, on connaît la chanson. Erreur sur toute la ligne. L’écriture de soi, paradoxalement, n’est pas le signe d’une enflure du moi mais d’une certaine honnêteté et même humilité. Car celui qui dit « je » dit aussi : ce n’est que moi qui parle, vous savez. Et j’utilise mon « je » non pas pour raconter ma life mais comme un instrument pour viser juste, car je veux être honnête, je ne veux pas vous raconter d’histoires, vous tromper sur la marchandise, et puis vous savez, je sais aussi que ce « je » c’est vous, en même temps. Car pour qui me prenez-vous, vous croyez que je m’intéresse, que je me fascine ? Mais non, je n’existe que parce qu’il y a vous en face, ou à côté, tout contre. Alors je préfère dire « je » pour éviter les grandes idées planétaires à la troisième personne, là est mon humilité. Voilà ce que j’ai essayé de faire comprendre à mes jeunes du Refuge, j’ai essayé de les décomplexer vis-à-vis de leur « je », par la littérature. Oh ! c’est un grain de sable mais bon, c’est déjà un grain de sable. Je leur ai donné à lire Camille Laurens, Guillaume Dustan, Abdellah Taïa, et certains ont compris. En cela, j’ai eu l’impression de me « réaliser », un temps. Et remarquez que je ne suis pas non plus en train de faire le portrait de ma générosité.
Car il n’y a pas de générosité. Je veux dire qu’il n’y a pas de générosité comme un fait extérieur à soi, comme une grâce tombée des nues. Quand Jérémy Patinier m’a parlé de ce livre pour le Refuge, quand il m’a demandé si je voulais m’en occuper, j’ai d’abord pensé à ma pomme et je me suis dit que c’était une aubaine, une belle occasion d’enfin sortir d’une certaine solitude. Cela étant dit j’ai mis un peu de temps avant d’accepter la main tendue, une ribambelle de scrupules ralentissait mon élan. J’ai en horreur la charité ostentatoire, l’empathie compassionnelle, la mélasse des bons sentiments, bref la chose caritative trop consciente d’elle-même. Et puis soyons sérieux, des ateliers d’écriture ? Allais-je sans rougir me pencher sur les jeunes du Refuge, la bouche en cœur, pour leur parler de Proust, de Duras ou de Guibert, comme si c’était ce dont ils avaient besoin, ce dont ils manquaient ? Ils n’ont pas de pain alors qu’ils mangent de la brioche ? Je tournais tout cela dans ma tête et je me préparais à dire non, non les écrivains ne peuvent pas se réunir comme les chanteurs, pour la bonne cause, en spectacle. Non, je ne voulais pas de ça.
Puis je les ai rencontrés, ces jeunes, et j’ai mis des prénoms sur des visages. J’ai vu des sujets là où j’imaginais des objets. Et ils m’ont plu, ces gamins, ils m’ont séduit. Je m’attendais à voir des êtres cabossés, en souffrance, victimes. J’ai vu de jeunes adultes – ils ont entre 18 et 25 ans – des garçons, des filles, des garçons-filles et des filles-garçons, pleins de morgue et de vitalité. Bien sûr, ils ont vécu des choses horribles, si je racontais tout ce que je sais je ferais pleurer dans les chaumières : imaginez le pire, c’est à peu près ça, en plus réel. Bien sûr, ils sont dans des situations et des stratégies de survie – ils pansent à peine leurs plaies – certains n’ont même pas de papiers et d’autres apprennent le français. Bien sûr le contexte est rude mais ce que j’ai perçu, ce qui m’étonne encore, qui me surprend, comme une claque, c’est leur énergie, leur jeunesse et leur allure, sans mièvrerie, leur humour et même leurs petites méchancetés, délicieuses petites méchancetés. Le sel de la vie, le prodigieux instinct de survie… Il ne m’aura fallu qu’une rencontre pour dire oui, un grand oui, oui on fera ce livre, oui on fera tout pour bien le vendre, puisque tous les bénéfices seront reversés à l’association et donc aux jeunes, ceux qui sont déjà là et ceux qui arrivent, qui attendent qu’une place se libère, à la bonne heure. Ce livre, on l’appellera Les lucioles, clin d’œil à Pasolini, à Georges Didi-Huberman, à Vincent Dieutre, à Eva Truffaut.
Dans un article paru en février 75 et intitulé « Le vide du pouvoir en Italie », Pasolini annonçait une catastrophe, celle de la naissance d’un nouveau fascisme paralysant, aveuglant, issu de la société de consommation et des « mass-média », se nourrissant d’ignorance, de peur et de confusion. Dans cet article de tragédie morale et personnelle, Pasolini, pour illustrer son propos, racontait la disparition des lucioles (à cause de la pollution) dans les campagnes italiennes. Pasolini, à cette époque, qui est aussi l’époque de son film Salo, n’avait plus d’espoir et que celui qui n’a jamais désespéré lui jette la première pierre. Comme s’il prophétisait son assassinat à venir, Pasolini décrétait la fin de l’espérance politique.
J’ai trop de respect et d’admiration pour Pasolini pour oser lui répondre sur le même terrain. De plus il serait hasardeux de comparer l’Italie de la fin des années 70 avec la France des années 2010. Ce que je veux croire en revanche, ce que je crois avoir entraperçu au Refuge, même si la nuit est bien noire et bien épaisse, c’est qu’il existe encore quelques lucioles, quelques petites lumières dans les ténèbres. Il y a de nouvelles générations de lucioles, au Refuge elles ont entre 18 et 25 ans, elles survivent, clignotent, s’appellent Sitan, Damien, Mehdi, Michel, Arthur, Samuel, Trésor, Javanshir, etc. Elles viennent de Normandie, de banlieue, du Mali ou d’Azerbaïdjan, elles sont pleines d’espoir et n’aspirent qu’à une chose, avoir elles aussi le droit de voleter et de briller. Vous savez pourquoi les lucioles s’allument dans la nuit ? Pas pour nous offrir un beau spectacle, pour nous émerveiller, nous attendrir ou nous faire écrire, elles s’allument pour faire l’amour, envoient des signaux pour s’accoupler, c’est une parade nuptiale, c’est ainsi qu’elles se reconnaissent.
Ces ateliers d’écriture, je les ai commencés seul, au radar, sans cadre défini, comme on prend un train en marche. Puis j’en ai parlé à mon ami Christophe Pellet et celui-ci m’a dirigé vers la Région Ile-de-France, me parlant de leur programme de résidences pour auteurs, j’ai fait un dossier, il fut accepté. Chaque samedi de nouveaux jeunes arrivaient et des têtes disparaissaient, il faut dire que les jeunes sont hébergés entre un mois et six mois, ça peut aller jusqu’à un an mais c’est exceptionnel. Le turnover est important, je ne pouvais donc pas organiser mes ateliers comme un cour, avec une continuité dans la durée. C’est ainsi que j’ai décidé d’inviter à chaque séance un auteur différent. Des écrivains la plupart du temps mais j’ai aussi invité Mehdi Ben Attia qui est réalisateur ou Nicolas Boualami, producteur de musiques et parolier. L’idée était d’incarner la littérature, de partager l’écriture en train de se faire, il serait fastidieux ici de citer tous les auteurs invités en un an, de Laurence Tardieu à Edouard Louis la liste est longue, grande la communauté, je les remercie tous du fond du cœur. Merci pour leur présence, le temps qu’ils ont bien voulu donner et merci pour les textes offerts.
Le déroulé de chaque atelier était toujours le même : rencontre avec l’auteur invité, discussion, échanges à bâtons rompus, lecture d’extraits de ses livres ou de son dernier livre, pause cigarette puis « exercice » d’écriture. Je distribuais feuilles et stylo et je proposais un thème ou un point de départ. Certains jeunes rechignaient, « ah non, faut travailler maintenant, psfff », mais les plaintes étaient toujours pour la forme, c’était un jeu, un rituel, au bout de quelques minutes ils plongeaient, et même avec une certaine avidité. Quoi qu’ils disent ils n’ont aucun mal à écrire, et peu importe les fautes d’orthographe, elles sont anodines les fautes d’orthographe ou de syntaxe. A la fin de la séance chacun lisait son texte à voix haute, c’était à chaque fois le moment des rires et de l’émotion. Car ils écrivent bien, ces petits cons ! Et ils ne le savent pas. Ils écrivent bien parce qu’ils ne se regardent pas écrire, il n’y a pas d’enjeu, pas de vouloir bien dire. Ils essayaient juste de capter les choses qui passent, capter et traduire ce que l’on a en soi. J’en prenais de la graine, à chaque fois. C’est moi qui recevais des leçons.
Je me méfie des discours moralisants sur les vertus thérapeutiques de la littérature. Pour moi ni l’écriture ni la lecture ne sont des médicaments, aussi parce que celui qui écrit ou lit n’est jamais un malade tandis qu’il écrit ou lit. La littérature partagée avec mes lucioles, je l’ai toujours conçue comme un lieu de rencontre possible, un lieu un peu à l’écart du monde, comme une parenthèse. A aucun moment je ne me suis pris pour un psy, un éducateur, un prof ou un assistant social. A chacun son métier. Ce que j’ai voulu leur dire c’est qu’il ne tenait qu’à eux de prendre un certain pouvoir, celui de prendre le stylo, dire « je ». Et j’ai essayé de leur montrer que ce stylo pouvait être et une arme et une caresse, les deux en même temps. Certains n’étaient pas prêts pour entendre ce discours, d’autres n’avaient pas envie de l’entendre mais je sais qu’il s’en est trouvé quelques-uns pour le recevoir. Je pense à Damien.
Quand j’ai fait la connaissance de Damien, 18 ans, il était le tout nouveau, hébergé au Refuge depuis quelques heures. J’ai remarqué son silence, le fait qu’il ne se soit pas assis autour de la grande table, restant en retrait, près de la fenêtre. A la pause j’ai été le voir, je lui ai offert une clope et lui ai posé quelques questions. Il disait « vous, monsieur », comme un petit oiseau tombé du nid. Je lui dis qu’il pouvait me tutoyer, dire Olivier, il répondit en s’excusant, m’expliquant les yeux baissés que « vous c’est le respect ». Je ne sais plus comment nous en sommes venus là mais il m’a raconté qu’il avait un problème cardiaque, faisant de la tachycardie car « son cœur est trop gros ». Aussitôt j’entendis cœur gros, lourd, je poétisais dans ma tête, j’enjolivais, bêtement. Damien m’expliquait que son cœur était trop enflé, qu’il avait gonflé, qu’il devait faire attention. Je regardais son torse, discrètement, si mince, si fin, c’était plus fort que moi je me disais qu’il contenait peut-être tout le cœur, que Damien avait donc le cœur sous la peau, derrière les os, prêt à exploser. Damien m’apparaissait comme un gros cœur avec une tête posée dessus, deux jambes dessous, un sourire au milieu, des yeux mouillés. Mes élucubrations romantiques me faisaient honte. Comme j’avais un livre à la main, Damien me demandait ce que c’était. Mes mauvaises pensées de Nina Bouraoui. Il dit qu’il ne connaissait pas, mais que le titre lui parlait, ça oui, il demandait si c’était bien. J’essayais de lui raconter le livre, je n’y arrivais pas. Damien écoutait, sage, je m’aperçus qu’il souriait et rougissait facilement. D’un coup je demandais comment il était arrivé là. Il dit père mort, que sa mère l’avait jeté à la rue à 15 ans, plus d’école, ça s’était passé dans le Nord. Je dis : mais tu as 18 ans ? Qu’as-tu fait entre 15 et 18 ? Il dit qu’il était chez des mecs, le dernier le frappait, un bi de 40 ans violent, jaloux, possessif. Il dit que le mec l’avait beaucoup frappé samedi dernier, que cette fois-ci c’était trop, il était parti. Les poches vides et sans téléphone, il a pris un train, il est arrivé à Paris. Il dit qu’il a marché toute la nuit, ne sachant pas où aller, qu’il s’est tailladé les bras sans parvenir à ouvrir les veines, pas très grave mais ça saignait beaucoup. Il a marché de Vincennes à Boulogne, il dit qu’il avait les pieds en sang, qu’il se sentait comme s’il avait bu, alors qu’il n’avait pas bu. Il a arrêté une voiture de flics qui passait, la police a dit qu’elle ne pouvait rien faire. C’est là que la patronne d’un bistrot est venue à lui, elle l’avait remarqué sur un banc, elle le fit rentrer, lui offrit quelque chose de chaud à boire et de quoi désinfecter les bras. La patronne lui donna du fric pour louer une chambre d’hôtel, acheter une carte téléphonique et des tickets de métro. Elle lui donna enfin le numéro du Refuge en disant d’appeler le lendemain. Vous connaissez la suite. Damien est là depuis 5 jours. Il dit qu’au début il s’est senti comme un morceau de viande. Je demande si ça va mieux, maintenant. Il dit que oui, qu’il a beaucoup de chance, peut-être un ange gardien. La patronne du bistrot l’engage à l’essai, il va faire le barman. CDD mais si tout se passe bien CDI possible. Il dit qu’il commence demain à 8 heures, qu’il a acheté un réveil pour être à l’heure. Je demande l’adresse et le nom du bistrot. Je me dis intérieurement que la patronne est une juste, faudrait lui offrir des fleurs à celle-là. Je lui propose d’écrire, tu voudrais ? Son oui est spontané, grand sourire comme s’il n’attendait que ça, je suis surpris. Il dit qu’il écrit souvent sur des bouts de papier, que ça lui fait du bien. Il ajoute qu’à la psy il n’a pas tout dit, il préfère tout dire sur des bouts de papier. Je demande s’il voudrait « tout dire », là, cet après-midi ? Il rougit encore et me prévient, il dit qu’il écrit mal. Je lui dis que je me contrefous des fautes, bien écrire n’est pas ne pas faire de fautes. Il dit : alors je pourrais dire ce que j’ai sur le cœur ? Je dis, voilà, c’est exactement ça, écrire ce que tu as sur le cœur. Il dit qu’il préfère s’isoler, demande s’il peut aller dans la rue et revenir ? Bien sûr, prends ton temps, sens-toi libre. « D’accord, j’y vais, vous avez un stylo à me prêter, et une autre cigarette ? » Il revient une demi-heure plus tard, me donne son papier noirci, écriture d’enfant, lettres rondes et bouclées, appliquées, un peu penchées. Je lis et je suis bouleversé, je ne le montre pas. Damien a mis un titre à son texte : « Les pieds en sang ». Je demande si les pieds vont mieux, maintenant. Il sourit et dit que oui, qu’il a encore des ampoules qui font mal mais que ça va bien mieux.